lundi 14 mars 2016

journal d'un restaurateur (14)

Quand il s’est présenté vendredi soir en me disant qu’il avait réservé au nom de Gris, j’ai immédiatement dit ah, oui Juan Gris (on prononce le s en espagnol) et lui m’a répondu aussi vite ah non cela c’était mon grand oncle, moi c’est Emmanuel. Ca alors le petit neveu de Juan Gris lui-même ! oui me dit-il, c’est rare que quelqu’un me parle de mon oncle, on parle de Picasso et pas de Gris me dit Emmanuel. Il se fait que j’ai une attirance particulière pour Juan Gris (1887-1927), que j’avais découvert au musée Reine Sophie à Madrid il y a plus de vingt- cinq ans. Je le considère comme le meilleur peintre cubiste (d’accord en cela avec Dali), qui a plus qu’inspiré Picasso et dont Picasso était jaloux. Gertrude Stein - écrivaine et collectionneuse qui a joué un rôle déterminant dans la diffusion du cubisme et des œuvres de Picasso - disait que Gris était le seul peintre que Picasso aurait voulu faire disparaître. On se demandait aussi à une époque si la paternité de l’utilisation du mot journal dans les œuvres des cubistes revenait à Picasso comme c’est le plus couramment admis ou à Gris.
Bon le petit neveu lui, était surtout là pour passer une belle soirée avec sa femme qui était tout aussi charmante que lui. A un moment, je leur ai donc foutu la paix avec Juan Gris. On se reverra nous adit Emmanuel en partant.
Ce même vendredi soir un petit groupe s’était attablé autour de la jeune femme au tatouage. Je vous ai déjà parlé d’elle à l’occasion de la confusion que j’avais faite entre l’ice tea que réclamait une de ses amies et le fait que moi je pensais qu’elle me parlait d’Haïti. Nous ne sommes pas revenu sur cet incident, mais dès qu’elle est arrivée elle m’a interpellé « alors montrez-moi !!! » ben non ai-je du reconnaître ce n’est pas encore fait. Alors elle m’a montré le nouveau tatouage qu’elle s’était fait faire à son bras droit côté intérieur, assez grand, un sorte de poisson, tout à l’encre bleue, bien sûr ça vous aimez moins m’a-t ’elle dit. Ce n’était pas une question mais une affirmation de sa part. De fait j’aime moins que le premier, mais il vous va bien quand même. J’ai demandé à revoir celui de son bras gauche, je l’ai de nouveau trouvé extraordinaire de simplicité et de beauté sur sa peau blanche. Une simple ligne droite qui court à l’intérieur de son bras jusque au pli du coude et en bas près du poignet en perpendiculaire à la ligne, deux dates de naissance jour, mois et année. Tout cela à l’encre bleue comme le sont aussi les deux contours de fleur sur l’extérieur de son avant-bras droit. Avant de partir, elle est venue 5 minutes au bar et nous avons parlé tatouage, elle en a aussi un sur la clavicule. A ma question elle m’a répondu que oui elle comptait en faire d’autres qui lui plairaient. Je lui disais que ce serait bien qu’elle garde son visage et son cou vierge de tatouage. Elle était assez d’accord avec moi. Nous avons parlé de la cicatrice en z qui court entre ses yeux vers son front, discrète mais présente. Souvenir d’un accident dans la petite enfance m’a-t-elle dit. Je lui ai dit que cela ne l’enlaidissait  pas. Je sais, ce sera à jamais mon seul tatouage facial m’a-t-elle dit en souriant. Je lui ai dit qu’elle était une belle femme et ai félicité son mari. Beau lui aussi, ils forment un très beau couple.
Quand elle est partie, j’ai pensé à un tableau de Miro que j’avais aussi découvert il y a près de 25 ans au même musée Reine Sophie de Madrid. Il s’agissait d’un tableau horizontal de 2 m sur 1 m. Très simple. On y voyait les coups d’un gros pinceau qui faisait le fond blanc du tableau, une ligne horizontale bleue fine, qui le traversait d’un côté à l’autre, à hauteur de la moitié ; dans le quart supérieur gauche une étoile en noir (petite et juste des traits croisés pour la figurer) et dans le quart inférieur droit une étoile en rouge sensée refléter l’autre. Époustouflant ! ça a du être chez Miro d’une fulgurance totale. J’avais été complètement séduit et était resté assis une demi heure à l’admirer. C’est à partir de la découverte de ce tableau que non seulement je me suis pour toujours intéressé à  Miro mais me suis passionné pour l’art.
J’ai alors de nouveau pensé à cette jeune femme, elle est belle, elle n’est ni grosse, ni maigre, bien campée sur ses deux jambes, un beau visage, un regard franc et rebelle, l’air de vous dire « même pas peur ». Et je me suis dit que le tatouage était une forme d’art et d’expression artistique, dont le support n’est pas une toile mais le corps et la peau. J’ai découvert d'ailleurs ce dimanche en allant sur internet qu’une exposition avait eu lieu en 2015 au Quai Branly sur le body art… C’est un art qui révolutionne aussi une vision du monde et de la vie et de l'importance du corps aujourd'hui. Il détourne aussi l’utilisation du tatouage puisque à différentes époques il a surtout servi à marquer les minorités et à créer de l’humiliation et il a marqué les juifs à tout jamais au point d'être un des symboles de la Shoah. Qu’il soit détourné aujourd’hui vers le plaisir est une bonne chose.
Samedi soir, nous avons fait le plein et vécu un « coup de feu » terrible durant presque deux heures. C’est gai mais stressant quand même. Pierre et Agnès sont arrivés dans les premiers et ont assisté à cela comme à un spectacle. Pierre est un vieux pote, nous avons beaucoup travaillé ensemble soutenant Solidarnosc dans la Pologne sous Jaruzelski. Nous avons reçu ensemble avec six autres amis, la médaille du mérite lors d’une cérémonie officielle à l’ambassade de Pologne à Bruxelles. Pierre est devenu secrétaire général du CNCD fin des années quatre vingt et a ensuite travaillé comme chef de cabinet adjoint du ministre de la coopération, avant de devenir commissaire du gouvernement à la coopération au développement. Pierre est polonais d’origine, sa famille a été dispersée après la guerre entre la Pologne où sont restés son grand père et deux de ses oncles, l’Ukraine où se sont retrouvés pris au piège un oncle et une tante et enfin la Belgique où avait pu fuir son père. Heureusement toute la famille (mis à part le grand  père je crois) a pu se retrouver après la chute du mur et avant qu’ils ne meurent tous au fil des années suivantes. L’histoire m’a touchée car ma mère et ses sœurs sont elles aussi, du fait de leur émigration, restées 22 ans sans se réunir toutes ensemble. Quand c’est arrivé, elles ont passé une quinzaine de jour en Italie et durant ces quinze jours il a fallu hospitaliser Linda, la plus douce de ces six sœurs, ma marraine. On allait très vite lui diagnostiquer un cancer du foie qui allait l’emporter six mois plus tard. Si cette rencontre n’avait pas eu lieu cette fois-là … Pierre a hérité de la magnifique maison traditionnelle en bois de son grand père. J’avais eu l’occasion d’y loger un jour et nous avions pris une cuite mémorable à la vodka que son oncle fabriquait et que les polonais buvaient comme s’il s’était agi de vin.

Nous avons reçu moult compliments sur notre cuisine ce samedi soir et à minuit vingt, j’ai reçu un sms de Cécile qui me disait « un bonsoir juste pour vous remercier pour votre cuisine, votre accueil et votre gentillesse. » Cela ça fait plaisir hein !! Quand j’ai demandé à Cécile comment je pouvais savoir qui elle était, elle m’a répondu, troisième table à droite en rentrant, près du radiateur. Je me suis alors souvenu du couple qui y était installé.
En quittant Como en casa à 1h 30, les autres restaurants avaient baissés leur volet. J’ai pensé que nous avions été contents Marlène et moi de passer la soirée avec Pierre et Agnés. Que des soirées comme ces deux dernières étaient merveilleuses, nous donnaient le goût de continuer à animer des repas faits de bonne nourriture, de bon vin, de convivialité et d’amitié. Nous vivons des rencontres que jamais nous ne vivrions sans le restaurant. Nous nous faisons tellement d’amis que la vie en devient toujours plus riche.
J’ai aussi pensé aux paroles de la chanson de Brassens, Les Passantes. Ce George connaissait la vie pour l’écrire et la chanter aussi bien.

Allei, il y a un petit salon maintenant à Como en Casa. C’est là que nous nous installons pendant que les derniers clients vident leur verre. Quand vous voulez donc. N’oubliez pas de réserver votre agneau pour le 25 et 26 mars.

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