mardi 21 mai 2019

Les deux frères de la rue des Canadiens



Dès la sortie de l’hiver, j'aime me lever plus tôt et voir la nature s'éveiller. J'en profite ainsi pour tenter de me remettre à l'écriture que, par paresse, j’ai abandonnée depuis un certain temps déjà. Mais, malgré ma bonne volonté, je fixe des heures durant un écran blanc. Je fouille mon passé à la recherche de souvenirs qui pourraient donner prétexte à une histoire. Une foule  de situations me viennent à l'esprit, je sais lesquelles seraient les plus intéressantes et significatives. Mais cela suppose un effort de ma part. Cela m’oblige non seulement à raconter l’histoire mais aussi à évoquer des détails, décrire les gens, l'environnement, les circonstances...Alors la paresse l'emporte et par précaution, par peur d'être entraîné trop loin, je trainaille, regarde par la fenêtre mon jardin s’épanouir, me mets à rêver et pas un mot ne s’imprime.

Pourtant, il y a cette histoire des deux frères de la rue des Canadiens à laquelle je pense si souvent. Il y aurait tant de choses à en dire. Un article lu il y a quelques années dans un journal français à propos d’une toute autre affaire m’avait rappelé ma rencontre avec un des deux frères.  La partager avec vous serait en fait une catharsis et m’enlèverait un fameux poids qui m’encombre depuis l’enfance. Je sais que tant que je ne la mettrai pas noir sur blanc, les souvenirs resteront flous et incomplets. Aujourd'hui j'ai décidé de tenter de surmonter ma léthargie et de commencer à vous raconter, sachant que je pourrais de toute façon abandonner si cela finissait par m’ennuyer. Car pour que l’histoire vous plaise, vous conviendrez qu’il faut qu’elle me plaise aussi et que je prenne du plaisir à vous la narrer. Donc, ce que j’écris est basé sur des faits réels qui se sont déroulés dans le Strépy où j’ai grandi. Mais comme vous le savez, malgré la réalité des faits, la mémoire est parfois capricieuse et  a une fâcheuse tendance à travestir la réalité. D’autant que j’ai bien conscience de vous parler d’un monde  qui n’existe plus et que nous sommes de moins en moins  nombreux à avoir connu.

La rue Des Canadiens à Strépy, est parallèle à la rue Delsamme, celle où nous habitions ma famille et moi. Pour y arriver, nous allions au fond de notre jardin et atteignions une ruelle où se trouvaient deux maisons, celle de la petite Denise et de son fils Oscar, vieux garçon, et une autre maison plus grande, où vivait une famille avec trois enfants. Bien sûr, nous saluions ces derniers quand nous les rencontrions mais nous avions peu de contacts avec eux, nous ne connaissions pas leurs noms, ils ne se mêlaient pas à la vie des gosses du quartier. C'était différent avec Denise et Oscar, ils venaient chez nous et nous allions chez eux. Le boulanger et la laitière passaient par notre cours et jardin pour aller desservir ces deux maisons. Il fallait ensuite prendre la ruelle à droite et tout au bout, en passant au milieu de champs et de prairies, nous atteignions alors la rue des Canadiens. En descendant à gauche, la rue nous conduisait vers la place de Strépy, si par contre nous la prenions vers la droite nous aboutissions à Bracquegnies. Il n'y avait dans cette rue que deux ou trois blocs de maisons d'apparences assez pauvres et mal en point. Par contre il y avait  le charbonnage Saint Julien, son terril, les bâtiments (on appelait l’ensemble des bâtiments le carreau de la mine) y attenant et son château. Le château était entouré d'un grand parc et d'un verger où nous allions parfois « marauder » des sacs de pommes. Aujourd’hui, tout cela a laissé place à un grand complexe sportif, qui a gardé comme nom Saint Julien.

La maison des deux frères était située face au château, isolée, en retrait de la route d'une vingtaine de mètres, entourée de champs. Le chemin d'accès n'était guère attrayant. La maison, pour ce qu'on en voyait, paraissait sale, délaissée, entourée de décombres et de crasses. Des buissons sauvages et des sureaux s’accrochaient aux murs et à la cheminée. La seule fois où nous avions, avec un ami, osé nous en approcher, c'était lors d’une distribution d’eau bénite dans les rues du village durant la semaine qui suivait Pâques.
Si nous commencions cette distribution dans l'enthousiasme et avec la volonté ferme de faire en sorte que tous les habitants, croyants ou non, belges ou étrangers, aient droit à leur décilitre d'eau bénite, peu à peu, au fur et à mesure que s’accumulaient les kilomètres,  la fatigue et le découragement nous gagnaient. Il nous arrivait souvent d'hésiter avant de frapper à la porte de telle maison dont les occupants avaient mauvaise réputation, de pénétrer dans tel quartier du coron d’en haut où une bande risquait de nous tomber dessus. Nous tentions de nous renvoyer la balle : « vas-y toi, moi j'ai déjà fait plusieurs polacks ». Nous préférions évidemment nous présenter aux portes des belles demeures où nous recevions biscuits et chocolats. Mais nous allions au bout de notre mission et en fin de compte aucune porte n'était évitée, chacun s'était vu proposer l'eau bénite et pour tout dire, rare étaient les gens qui la refusaient. Croyant ou pas, la crainte était la plus forte. « Qu'arriverait-il si on refusait l'entrée de sa maison à l'eau bénite ? Cela pouvait toujours être utile, cela pouvait guérir ou prévenir une maladie, chasser les mauvais esprits »...autant d'arguments que nous avions appris à manier et qui facilitait la « vente ». La distribution de l'eau bénite nous prenait deux jours au bout desquels nous nous retrouvions chez le curé pour compter les pièces récoltées (eh oui, nous monnayions l'eau bénite) et nous les partager équitablement. Auparavant, nous avions prélevés le montant nécessaire pour acheter les deux boîtes de cigares du curé. Bon, je ne voulais pas m’étendre sur cette histoire de distribution d’eau bénite si ce n’est du fait que c’est à cette occasion que j’avais approché la maison des deux frères.

Avec un autre enfant de chœur, j'étais donc allé frapper à leur porte. Dans pareil cas, nous espérions secrètement qu'ils mettent trop de temps pour venir ouvrir et que nous ayons ainsi une excuse pour déguerpir. Mais du bruit se fit entendre et rapidement, une armoire, je ne trouve pas d’autres mots pour évoquer sa carrure, brune ou noire, nous n'aurions pu le dire, la tête ronde et lisse, se tenait devant nous, le visage sans expression. « C’est pour l'eau bénite » dis-je. Le frère mit un temps à enregistrer, comprendre et réagir. « Hein, quoi ? ». « Et bien nous apportons l’eau qui a été bénie à Pâques et si vous en souhaitez, donnez-nous un récipient pour que nous vous en versions ». Nous étions restés sur le seuil de la porte. Pour ce que nous apercevions de l'intérieur, il nous semblait que le sol était d'une crasse luisante. La table, qui allait servir plus tard de support à l'acte dément qui fait l'objet de cette histoire, était aussi graisseuse et sale que le sol. La pièce était terriblement sombre. Mais nous n'avions aucune envie d'étudier la situation en détails ni de traîner sur les lieux. Une fois l'eau bénite versée dans la petite bouteille brune - une bouteille de bière vide me semble-t-il - que le frère nous avait présentée, nous avions dit un au revoir rapide et étions partis sans demander nos restes. En le quittant pourtant, il me semblait que le frère était content. Nous l'avions traité comme tous les habitants. Il n'en avait probablement rien à faire de l'eau bénite, mais des gens du « monde normal », étaient venus et l'avaient abordé avec respect. Peut-être même, me dis-je, qu'il regrettait que cela fût aussi bref et qu'aucune conversation ne fut engagée. J'y pensais au point qu’à mon tour, l'espace d'un instant, je me reprochai de ne pas être resté plus longtemps et de n'avoir pas saisi l'occasion pour faire réellement connaissance. La peur avait été la plus forte.

Bref, c'est la seule fois dans mon enfance que je m'étais réellement approché de l’un des frères. Pour le reste, nous les apercevions assez rarement : à la kermesse, parfois au café du coin ou simplement dans la rue. Ils se ressemblaient et étaient tous deux pareils au jour où je leur avais livré l'eau bénite. Ils paraissaient jumeaux. Leur peau était toujours sombre, leur tête lisse et leur vêtement noir. Il m’arrivait alors de scruter discrètement leur regard tentant de distinguer celui qui nous avait reçus. Me reconnaîtrait-il et si oui, me manifesterait-il quelques sympathies comme je l'avais imaginé en le quittant ? Par devers moi, j'aurais voulu que nous devenions amis. J'aurais alors pu faire en sorte que d'autres  puissent les connaître, les reconnaître comme personne et les apprécier.
De quoi vivaient-ils ? Avaient-ils un travail régulier ? Nous n'en savions pas grand-chose. Plus tard, à la suite des faits dont je vais vous parler, nous apprîmes qu'ils étaient commis à la ferme Tonbit, dont de fait une des entrées carrossables donnait sur la rue des Canadiens, juste plus bas que la maison des deux frères. Ils étaient bien traités et les gens s’accordaient pour dire que les fermiers veillaient à ce qu'ils soient correctement nourris et qu'ils aient de quoi s'habiller pour le travail comme pour la ville.

C'est à peine quelques semaines après la kermesse que circula cette rumeur ahurissante. La vie dans notre village était généralement paisible. De temps en temps un accident de voiture ou de motos, une dispute entre voisins, une bagarre entre buveurs venaient en perturber la monotonie. C’est peu dire que la nouvelle nous tomba dessus comme un orage inattendu : l'un des deux frères s'était émasculé ! En fait la précision de l’information parvint à mes oreilles d'enfants de façon beaucoup plus abrupte et crue, sortie de la bouche d'Armande, l'une de nos voisines : « Comment ? Vous ne savez pas ce que veut dire émasculé ? » Armande s’agaçait en permanence de la candeur et de la religiosité de ma mère. « L'un des deux frères a posé sa bite sur la table et l'a tranchée à la hache, voilà ce que veut dire », avait-elle lâché de manière provocante. Ma mère était horrifiée et des yeux, suppliait Armande de faire attention à ce qu’elle disait en présence des enfants.

Dans les heures et jours qui suivirent, les adultes parlaient entre eux à voix basse, échangeant à demi-mots. Nous tentions d’en comprendre un maximum, mais nous ne pouvions intervenir ni poser de questions bien sûr. Nous devions faire comme si nous n'avions rien entendu, rien compris. Pourquoi se trancher le sexe ? Pourquoi d'une telle façon ? Je me posais ces questions et n'arrivait pas à imaginer la scène, les choses se brouillaient dans mon esprit. De quel frère s'agissait-il ? Celui que j'avais rencontré ?
Les faits furent confirmés tant par le facteur, que par la laitière et le livreur de journaux. Chacun y allait de son explication à propos de cette amputation volontaire. On parlait d'une dispute entre frères qui aurait conduit l'un des deux au désespoir. Mais les ragots ne faisaient que compliquer les choses. Cette affaire m'a obsédé longtemps. Naïvement, je me considérais comme son ami et même son meilleur ami. Pour ma part, j’avais fini par conclure à une simple histoire sentimentale : les  frères vivaient une relation fusionnelle, l'aîné aurait annoncé son intention de se marier et, de chagrin, le jeune serait passé à l'acte. Armande quant à elle, n'y allait pas par quatre chemins : « vous vous rendez compte, à trente ans, vivre entre frères, sans jamais avoir eu une femme, on dit que même les putains les refusaient. » « Alors quoi, ils faisaient cela ensemble, disait une autre, ou encore avec les animaux, c'est bien connu hein, les vachers avec les vaches et les chevriers avec les chèvres. » « Vous pensez, c'est pas une vie cela, et cette crasse, cette misère, allez savoir comment ils ont grandi pour en arriver là. »

Nul n'a jamais tenté de savoir ce qui s'était passé ensuite, qu'était devenu l'organe, qu'était devenu le castré lui-même, l'avait-on sauvé ? Avait-il vécu sans sexe ? A l'époque, il ne nous venait même pas à l'esprit que l’on puisse recoudre le pénis, le greffer ou en greffer un autre. Dans nos têtes non seulement d’enfants mais dans celles des adultes en général, cette question n’existait pas. Aujourd'hui la chirurgie du pénis a énormément progressé. Restaurer une verge d'une longueur suffisante à la suite d'un accident, en fabriquer une si celle d'origine n'est plus récupérable, greffer des implants enrobés de chair, tout cela est devenu possible et les performances dans ce domaine sont bien connues. En faisant quelques recherches, j’appris qu’il y a peu de temps s’est tenu à Nice, un congrès rassemblant près de deux mille chirurgiens spécialistes de la reconstitution du pénis.  Durant les guerres d’Afghanistan et d’Irak, avec la propagation des bombes artisanales et anti personnelles, 1400 américains ont perdu tout ou partie de  leur pénis et testicules. D’où l’avancée extraordinaire de la chirurgie de reconstruction des appareils génitaux. Mais du temps des deux frères, je ne sais où on en était dans ce domaine.  

L'aîné, puisqu'il était clair que la victime était le benjamin, avait-il prévenu un médecin, fait appel à une ambulance ? On peut imaginer qu'il s’est précipité près de son patron à la ferme et que celui-ci aurait appelé les secours médicaux. Je n'en sais rien, je ne sais pas ce qu'il s'est passé ensuite, ni comment cet homme a vécu, avec ou sans sexe. Comme vous le lirez plus loin, je n'eus de réponse à ces questions que bien des années plus tard..

Avec le temps, l'histoire des deux frères et de l'émasculation de l'un deux s'est faite oublier. D'autres incidents ont émaillé la vie du village, alimenté les conversations et participé à l'oubli. Les deux frères seraient sans doute sortis définitivement des mémoires après la fin dramatique de la ferme Tonbit. (La mère Tonbit, très belle et élégante dame dont l'apparence était très éloignée de l'image que l'on se fait habituellement d'une fermière, aura un accident mortel. Un camion avait percuté frontalement sa Mercédès, la tuant sur le coup et entraînant dans la mort trois de ses cinq enfants. Le père en fut inconsolable. Il délaissa totalement la ferme, un jour la grange s'effondra, on ne vit plus ni chevaux ni tracteurs. Les terres furent vendues à d'autres fermiers et ce fut la fin de l’entreprise.)


Mais il était écrit que l'histoire des frères me rattraperait.

Près de vingt ans plus tard, on reparla d'eux. J'étais tombé par hasard sur un article qui évoquait un assassinat. Mon attention avait été attirée par le fait qu’on y mentionnait Strépy. L'article était confus mais les personnages, les suspects en fait, dont il était question, avaient vécu dans la rue des Canadiens. La petite maison lugubre, le travail à la ferme, l'épisode de l'émasculation… le journaliste y allait avec force détails, le doute n'était pas permis, les deux frères étaient les suspects et il s'agissait des mêmes deux frères de mon enfance. Je vous livre l’article tel quel. Je n’en connais, hélas, pas le nom de l’auteur.


Son titre : Les comportements bizarres des anciens commis de ferme

QUAND il a appris que Charles Demez, habitant l'ancien hôtel de maître du charbonnage Saint Julien, avait été tué à Strépy-Bracquegnies, Jean-Pierre Marchand a aussitôt pensé aux deux frères. « Ils ont eu une petite histoire de mœurs quand ils habitaient face au château. Je n'en connais pas les détails. Toutes sortes de bruits avaient couru sur des parties fines qui se déroulaient à Saint Julien. Je me demandais comment les deux frères avaient pu être mêlés à ce monde.  Mais l'aîné avait purgé sa peine. Je ne sais pourquoi, j’ai pensé qu’il serait soupçonné», raconte Jean-Pierre, 65 ans, retraité encore bien costaud, bandant encore ses muscles dans son tee-shirt bleu délavé. » Installé avec sa femme à quelques kilomètres de Strépy, il a travaillé pendant des années avec Christian, l'aîné. Tous deux étaient commis de ferme à Maurage, un village voisin. « Christian, c'était pas un intello «  lâche-t-il encore
Pourtant, hier, les époux Marchand ont appris que leurs anciens amis étaient les coupables présumés dans l'affaire du meurtre de Demez. « Je vous le dis franchement, je le pense pas capable de tuer », déclare Jean-Pierre, assis dans sa salle à manger.
« A l'époque, ils venaient souvent manger chez nous le soir. Mais quel appétit ! On les surnommait les barakis, leur petite maison de la rue des Canadiens était vraiment une baraque », se rappelle le retraité, qui a perdu de vue son ami au fil des ans. Enfants du juge, les frères, Christian et Francis, avaient d'abord atterri chez Gustave Héquet, exploitant de vaches à lait à Trivières. «Les frères sont arrivés chez moi à 14 ans. Ils étaient pas fûût fûût », confie cet éleveur de 78 ans pour expliquer que ses anciens commis n'étaient pas bien malins. « Leur travail, c'était traire les vaches, engraisser les porcs et travailler aux champs .S’avait pas fait l’unif’ mais ils étaient pas cons non plus. Ils aimaient bien bricoler par contre », dit encore le vieil homme qui se souvient des outils retapés par ses commis. Des employés calmes, travailleurs, qui, le dimanche, préféraient les escapades à mobylette à la messe. « Ils sont restés jusqu'à l'armée. A leur retour, ils se sont fait engager chez un marchand de bestiaux puis sont reparti chez leurs parents nourriciers à Soignies et enfin ils ont travaillés comme commis chez Tonbit à Strépy.
Plus tard, l'aîné a trouvé une femme qui avait des enfants », raconte Alain Donchot, assis dans
sa ferme envahie par un parfum de carbonnades flamandes. Le paysan ne connaît pas non plus le détail de l'affaire de Strépy : « Il est allé en prison, mais il disait qu'il était innocent ». Cette année-là, Jean-Pierre a fondé une famille et est devenu jardinier dans un hôpital. Sa  route s’est séparée de celle des deux frères. Christian et Francis ont écumé la région et accumulé les petits boulots. « L'aîné, je l'ai connu dans une société de chantiers à La Louvière. Il était simple manœuvre », affirme un ancien collègue qui le décrit. comme un  farfelu .
A La Louvière, Christian s'est forgé la réputation d'un homme étrange, menant une vie de marginal désargenté. « Il est allé aux Restos du cœur », confirme une bénévole locale. « Parfois, je lui donnais du pain tellement il avait faim », ajoute un ex-employeur.
« Il est franchement bizarre. Très tôt le matin, il fait les poubelles, ramasse des mégots.
Il tourne dans la rue, devant le magasin Lidl, cherchant à se faire des amis », dit une voisine, sans méchanceté. Selon des villageois, le quinquagénaire à l'éternelle casquette aurait transformé son logement en capharnaüm, entassant dans la baignoire tout ce qu'il récoltait dans les rues. D'autres insistent sur ses longs moments passés à sa fenêtre. « Il suffit de lever la tête pour le voir. Un jour, il était carrément nu et regardait mon ex-copine, dans la boulangerie. « Un mec spécial », confie un autre voisin. Malgré son passé flou et cette vie étrange, Christian semblait n'effrayer personne. « Depuis le meurtre, on pensait à lui, mais on n'arrive pas à l'imaginer commettre un tel acte », lâche, perplexe, la bénévole des Restos. « Lui, le coupable ? Ça m'étonnerait », estime Alain Donchot. Face aux gendarmes, l'ancien commis de ferme a pourtant reconnu les faits. Faut-il y voir un lien avec la vieille histoire de l'émasculation ? « Mais cela, c'était le plus jeune qui se l'était fait » dit Alain. « D'ailleurs depuis quelques mois, ils habitaient de nouveau ensemble. Cela ne leur vaut rien de bon, vaudrait mieux qu'ils restent séparés. » Cette affaire, Christian l'avait vaguement évoquée avec l'un de ses employeurs à la carrière où il chargeait des cailloux dans un broyeur. «Christian avait fait un séjour en prison. Il en parlait pas trop mais il disait : « de toutes façons, je suis malade, ce n'est pas ma faute, j'ai été violé par des gens là où j'avais été placé, et mon frère Francis c'est pareil ».
Quoi qu'il en soit, la justice va s'intéresser de près au passé des deux commis de ferme, les deux frères de la rue des Canadiens.

Ainsi se terminait l’article. Curieusement, il n’était pas signé. L’article est un peu décousu et il n’est pas facile de s’y retrouver. Le journaliste parle surtout de Christian, qui serait le principal suspect. Très peu d'informations sur  Francis, le plus jeune, si ce n'est qu'il était revenu vivre avec son frère les derniers mois. Leur parcours se clarifiait par contre: Soignies, Trivières, Maurage, Strépy. Placement en institut (avec abus sexuel), famille d’accueil, travail de commis de ferme…

Je suivis l’affaire de l’assassinat à travers la presse bien sûr. S’y mêla une série de rumeurs et de fausses pistes. On reparla des parties fines organisées au château. N’y participait que du beau monde. Mais Demez employait occasionnellement les deux frères comme gardiens et hommes à tout faire. Certains articles laissaient sous-entendre que Christian s’était accusé à la demande de certains amis du châtelain pour en protéger d’autres, de la Haute... Et pour Christian, la vie en prison paraissait parfois plus douillette et sécurisante que la liberté, alors…

Mais après des mois, on le relâcha faute de preuves. Il s’était contredit un nombre invraisemblable de fois et ses aveux avaient perdu toute crédibilité.

Une semaine après sa libération, ce fut un nouveau coup de tonnerre qui s’abattit sur le village : on retrouva les deux frères morts chez eux ! L’enquête conclut à un double suicide. Dans le voisinage, ce fut la consternation, même si beaucoup pensaient qu’il y avait peu de chance que leur histoire se termina autrement.

Une fuite dans la presse confirma les résultats de l’autopsie : Francis, le benjamin, avait subi il y a de nombreuses années une ablation du pénis. Celui-ci n’avait jamais été reconstitué. Un urètre artificiel avait été fixé sous la peau à l’emplacement de la verge, lui permettant d’éliminer ses urines. En revanche, les relations et la reproduction sexuelle n’étaient pas possible par ce biais.

La fin des deux frères me perturba et me déstabilisa quelques temps. Qu’aurais-je pu ou du faire ? Les choses se seraient-elles passées autrement si j’étais devenu leur ami ? Comment une rencontre qui n’avait duré que quelques minutes pouvait-elle vous poursuivre à ce point et aussi longtemps ? Me demandais-je.
Au bout du compte, j’en conclus, fataliste, que je n’aurais rien pu y changer. Il y a des vies perdues d’avance, des gens sont mal nés, le malheur les poursuit et aucune eau bénite ne pourra rien y changer.

Liège, le 20 mai 2019