lundi 28 août 2017

Un dimanche à Molenbeek

J’ai demandé une gueuze, Marlène et Nadia ont chacune commandé un cava. Cela faisait un peu snob, avais-je pensé, de prendre un cava dans un café de ce genre à Molenbeek. D’autant plus que Nadia avait mis un chapeau vintage, genre bonnet de bain mais en tissu argenté. Le style de chapeau que portait Liz Taylor dans ses jeunes et belles années. Et Marlène avait, bien entendu, son élégance habituelle. En fait, tout s’est bien passé, les Molenbeekois étaient contents du côté original de ces visiteuses. Nous avons été très bien accueilli et avons pu échanger quelques propos avec deux ou trois des clients, simples, à l’accent bruxellois à couper au couteau mais charmants et heureux de vivre.
Nous étions, enfin, venus découvrir l’appartement que Nadia a loué et aménagé dans le quartier Candries, ayant tourné définitivement, après vingt ans, la page nantaise.  Mon Dieu, mon Dieu ! avais-je pensé quand elle m’avait annoncé cela il y a quelques mois. Molenbeek faisait la Une de l’actualité. Nul besoin de vous expliquer pourquoi. Donc ce dimanche matin, je m’étais abstenu de mettre ma montre (très belle mais très voyante avec son grand cadran rouge) et avais éliminé tout signe extérieur de richesses. J’avais conseillé à Marlène d’en faire autant, mais rien n’y fit. Sans sa montre, ses bagues et son collier, elle se sent nue. J’en avais pris mon parti : Bruxelles, c’est sa ville, sa jeunesse, elle s’y sent chez elle. Et ce ne sont pas les terroristes qui la feront changer d’avis.
Nous avons pris le train jusque la gare du midi, puis au sous-sol de cette immense cathédrale, le métro Simonis jusque Beekant et ensuite le bus 87 pour descendre à Candries. De nouveau, dans ce genre de transports, qui plus est, le jour du marché du Midi, sur la ligne vers Molenbeek, qui passe près de l’hyper coloré abattoir d’Anderlecht, nous découvrons ce Bruxelles cosmopolite que nous adorons. Certaines études la classe, avec 62% de la population née en dehors de la Belgique, deuxième ville la plus cosmopolite au monde après Dubai. Dans cette dernière, 82% de la population vient de l’étranger. Suivent ensuite Londres, New York, Toronto, Auckland avec de 37 à 47%. J’ai cette impression dans le bus et le métro, qu’avec les attentats qui se succèdent et n’ont pas l’air d’en finir, les gens, toutes nationalités confondues, manifestent une empathie et une attention aux autres inhabituelles. Je ne crois pas me tromper. Toujours est-il que le dépaysement est réel et que j’ai adoré ce petit voyage (deux heures) en transport en commun.
Candries est un des beaux quartiers de Molenbeek où se côtoient immeubles à appartements, petites maisons et quartiers villageois. Nadia habite un petit flat au septième étage d’un immeuble sur le boulevard Métaiwie. Son logement n’est pas très grand, juste ce qu’il faut pour une personne seule, avec toutes les commodités nécessaires. Le lieu est chaleureux, empli et décoré de meubles et d’objets accumulés au long de près de vingt années de « chine » dont Nadia a la passion.
Quand on sort du bâtiment, on se retrouve après cinquante mètres dans un village avec ses petits commerces discrets et conviviaux. Au carrefour de la rue des Béguines, de Potaerdegat et de korenbeek, il y a deux terrasses qui se font face : « Au bon coin » et « La Piccola Sicilia ». Une troisième terrasse (boulangerie, pâtisserie, épicerie fine et traiteur) est fermée le dimanche. Nous avons hésité un moment, mais le Bon Coin était le même que celui de Strépy ou que celui que j’avais vu  à Roubaix en juillet près de la « Condition Publique », je ne pouvais pas rater cela. Pensez : une gueuze au Bon Coin ! Des hommes, tous plus que bedonnants, qui se font la bise, qui vous disent bonjour sans vous connaître et qui, quand vous les accrochez – facile pour moi, toujours la même question : alors la vie est belle ? – vous font part de leur amour et leur fierté d’être Molenbeekois. « Mais les journalistes – surtout les français, vous n’êtes pas françaises hein mesdames ? En regardant Marlène et Nadia  - nous volent notre ville que ces cons ont baptisée Molanbecq au lieu de Molenbeek ! Trop difficile à prononcer pour eux hein ! »
J’aurais bien pris une autre gueuze mais cela nous aurait fait rater le train de 20 heures.
Mardi dernier j’ai fait du pain. Quel plaisir ! Mes fagots de bois de noisetier, de pommier et de cerisier, confectionnés en avril, sont à point. Mon four chauffe magnifiquement bien. Il a maintenant bien séché. Il ronronne. Je le sens bien.Pourquoi l’image qui me vient en tête est celui du sein d’une femme qu’on prend doucement au creux de la main ou d’une main qu’on pose et qui caresse un ventre rond. Mais vous vous rappelez, j’ai fait du béton, deux murets de support, une sole, du sable pour la voûte, un trou pour la cheminée…et non seulement cela tient mais cela fonctionne à merveille. J’en suis fier et fou de joie.
Ma pâte sur « polish » (mi levain, mi levure) était parfaitement réussie. J’étais nerveux bien sûr donc j’ai fait quelques petites erreurs : oublié de fermer le clapet de la cheminée et le clapet de la prise d’air (donc perte de chaleur), j’avais préparé ma lame de rasoir mais ai oublié de grigner les pains (on dit grigner car là où l’on fait des entailles, il y aura des petites croûtes plus cuites à grignoter : grigner - grignoter). Mais à part ces petits manques, c’était réussi : Ils étaient beaux, ronds et bruns. Ils faisaient toc, toc quand on les frappait du doigt. J’ai remarqué après coup que certains étaient cuits plus que d’autres, donc je devrai veiller à bien répartir les braises sur tout le four. La croûte du dessous était propre, signe que j’avais bien nettoyé la sole. Bien sûr, il y avait comme il se doit pour un pain cuit au feu de bois, deux ou trois petits grains de charbon accrochés à la croûte, juste ce qu’il faut.
Fin de journée, j’ai relancé le feu pour des pizzas. Marlène avait placé la barre très haut. Elle voulait des pizzas fines et croustillantes comme à « I Marmi » de Rome. Eh bien, même si j’ai eu quelques difficultés d’enfournements faute d’une pelle adéquate, elles étaient fines, croustillantes, une ou deux biscornues dans leur forme mais toutes délicieuses malgré tout.
Preuve que mon four est parfaitement fonctionnel : le lendemain, il affichait encore 100 degrés et les braises que j’y avais laissées étaient réduites à l’état d’une magnifique cendre blanche. Pas un morceau de bois n’avait survécu. J’ai distribué les pains à quelques voisins mais nous en avons dégusté deux durant toute la semaine. Ils se conservent très bien et gardent leur saveur très légèrement fumée jusqu’au bout. Un voisin, de retour de vacances dans les Cinque Terre m’a dit : « nous l’avons dégusté comme en Toscane, avec juste un filet d’huile d’olive ». Je crois bien remettre cela ce mardi.
Mais je pense que Gene, Loly, Jasmine et d’autres risquent de se fâcher en attendant mes ateliers de formation pain. Je me rends compte que je ne pourrai pas le faire dans mon petit fournil. Trop petit. La bonne grandeur pour travailler seul, mais à deux ou trois on va se marcher sur les pieds. Puis il y a quand même ce côté « charbonnier » dans la cuisson au feu de bois, un peu machiniste de train à vapeur. Pas facile. Bref, j’ai une idée de l’endroit où je vais faire ces ateliers et je vous en parle bien vite. Promis, juré

Allei, à très vite.

lundi 21 août 2017

On a marché sur Marchin

J’ai quelques dettes. Certains d’entre vous réagissent et apportent, très gentiment, des corrections ou des compléments à mes élucubrations. Je n’ai pas toujours l’occasion d’en informer les autres. Aujourd’hui je m’en acquitte.

Le 14 mai 2017, je publiais un texte que j’avais trouvé dans les papiers de Rosa, ma belle-sœur décédée. « Je connais des bateaux » (vous pouvez le retrouver sur : mario gotto.blogspot.com/ ). Tout ce que j’en savais c’est qu’il était dédié à « Simone et Baudouin » et qu’il était signé Hannick, daté du 5 septembre 1987. Muriel allait m’apprendre,  très subtilement, que ce n’était pas Hannick le signataire mais Mannick…

Bonjour Mario et Marlène,
Nous lisons vos voyages et vos découvertes de lundi en lundi...ou en dimanche pourquoi pas. C'est toujours très inspirant, merci de nous partager ces tranches de vie et les réflexions qui les accompagnent.
Aujourd'hui j'ai donc retrouvé le texte d'une chanson que je connaissais qui est de Mannick (et dont vous trouverez sûrement l'original sur Youtube). C'est en effet une très belle chanson que mon père avait dédiée à ma mère lors de la cérémonie d'enterrement de celle-ci.
Bien nos amitiés et bonne continuation sur vos bateaux...
Muriel (et Pascal) Delannoy

Lundi dernier 14 août, je vous parlais de « l’ultime adieu de madame Ivan » (vous pouvez aussi le retrouver sur mon blog). Je lançais un appel à mes frères et sœurs pour connaître le vrai nom des Ivan. Ma plus jeune sœur Nadia, se souvient dans le moindre détail :
Salut Mario,
Le nom de Monsieur Ivan était Georgieff mais il me semble que son enseigne était au nom de « tailleur Ivan ». Madame Ivan s’appelait Laure Laval. Le fils, qui s’appelle Ivan Georgieff a donc les mêmes nom & prénom que son père. Il faudrait lui demander mais il me semble que c’est Evelyne qui a appelé Madame Ivan comme ça parce que c’était la maman de son ami. Du coup, Ivan fils appelait maman "Madame Evelyne"! J’étais très jeune mais m’en souviens.
Je te tiens au jus pour une date la semaine prochaine, ce sera en fonction du travail…
Je vous embrasse
Nadia

Nadia a vécu vingt ans à Nantes. Je me méfiais et lui ai fait remarquer que Laure Laval, cela faisait très vieille France. Était-elle sûre ? Ne confondait-elle pas avec le personnage que jouait Arletty dans Les Enfants du paradis ? Non, me dit-elle. Et de m’asséner un SMS reprenant la devise du Québec « je me souviens ». De plus voilà que ma sœur Evelyne lui donne raison. Cette nouvelle m’a troublé. Ainsi non seulement madame Ivan était venue dans ma chambre la nuit de son décès, mais aussi Laure Laval dont je n’avais jamais entendu parler. Oui d’accord, c’est la même personne. Mais quand même ! Réfléchissez. Vous n’auriez pas vu les choses différemment vous ? Imaginez ! Si j’avais écrit : à la rue de la Station, la meilleure amie de ma mère était Laure Laval …
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Le 24 juillet, je vous racontais mes errements dans la sierra de Gredos. Quand, de retour de cette escapade,  j’avais raconté cela aux espagnols et à ma belle-sœur Montse, Ils et elle, avaient levé les bras au ciel : « Tu es fou, il y a chaque année des gens qui se perdent en montagne, qui meurent ou que l’on secoure en dernière limite. Il y a des loups et des ours et aussi des vipères. De plus les gens secourus doivent parfois payer de 25 000 à 30 000 de frais ». J’ai alors fait quelques recherches et découvert que sur  les 170 meutes de loups présentes en Espagne, six parcourent la Sierra de Gredos. Celle où je me suis endormi, épuisé. Il y a aussi toutes sortes de vipères, très jolies et très…dangereuses. Flavita, mon amie, me dit que sauf circonstances exceptionnelles, les loups ne s’attaquent pas aux humains. Ils les trouvent trop méchants et d’un goût douteux.
Le 15 août, nous avons fait le parcours de la biennale de la photo à Marchin et  Tahier avec  Marianne et Léo, Anne et Michel. Des nouvelles photos étaient exposées sur de vieux murs, d’étables, de granges ou de fournils et les vieilles photos étaient accrochées sur de nouveaux murs. Je me suis demandé si c’était un choix délibéré d’avoir présenté les photos magnifiques de visages de femmes africaines dans une Eglise ? On aurait dit que la seule lumière qui  entourait les figures était celle qui se dégageait de leur peau noire. Vraiment très beau.
Le parcours nous a beaucoup plu d’autant plus que nous avions cru qu’il eut plus plu. Nous avons mangé la paella, ma foi bien bonne, au centre culturel de Marchin. Nous avons aussi bu un verre dans une ferme en carré à Tahier et taillé une bavette autour d’une table installée dans l’ancienne cuvette où dans le passé, on mettait le tas de fumier. Plein d’hirondelles y faisaient le printemps. Cela m’a fait penser à Prague. Justement, nous venions de sortir de cette longue étable patinée par les années, qui accueillait les photos tirées sur toile d’une saint-pétersbourgeoise. Pas loin de nos humanistes cette sacrée bonne femme.
Le jeune fermier, vraiment sympa, qui vient de reprendre les rênes de l’exploitation agricole où nous nous trouvions, a des tas de projets dont celui de relancer la production de beurre et de fromages et d’organiser des marches à pieds nus. Nous, autour du verre, nous avons parlé lessive. Léo fait tourner sa machine à 40  degrés, souvent le dimanche, et repasse son linge en regardant les émissions sportives qui elles, repassent les goals du WE. Anne a désobéi à son fournisseur de machine qui lui disait de travailler de temps en temps à 95 degrés.  Il faudrait cuire son linge comme on cuit ses spaghettis a fait remarquer Léo ! Mais Anne lessive à 60 degrés. Marlène elle, lave à 30 degrés, comme lui a conseillé son machiniste. Mais elle se plaint des tâches de vin qui ne partent pas. Allez savoir qui a raison ? En tout cas, tout le monde avait l’air propre sur soi. Michel n’en avait rien à faire. Lui, ce qui lui importe c’est que sa machine est garantie dix ans.

Nous avons passé une journée très agréable. Nous avons pris la voiture une seule fois pour passer de Marchin à Tahier. Pour le reste nous avons déambulé entre vieilles pierres et œuvres photographiques, entre prairies, chemins et champs de betteraves. Sans nous perdre, sauf parfois dans nos pensées. A parler de tout et de n’importe quoi. C’est cela  la biennale, me suis-je dit. Le Condroz est une belle région et le centre culturel de Marchin s’est fait une belle renommée au long des années d’expos photos qui font rêver. C’est jusqu’au 27 août.

lundi 14 août 2017

L'ultime adieu de madame Ivan

Il y a longtemps que je pense vous raconter cette histoire. Je ne sais pourquoi je ne l’ai pas fait jusqu’à présent. Sans doute par peur de vous heurter ou de vous paraître vraiment bizarre. C’est en lisant la nouvelle de Haruki Murakami « Hasard, hasard », que j’ai été renvoyé à cet épisode de ma vie. Je ne crois pas aux fantômes bien entendu. J’ai vécu quelque chose d’étrange et d’inexplicable, voilà tout. Et je vous le livre.
Ma mère a passé sa vie dans cinq lieux différents. En Italie d’abord, dans le village d’Aquilano qui fait partie de la commune de Tossicia, dans les Abruzzes. Quand elle s’est mariée, elle a rejoint  la Belgique et a vécu dans un premier temps à Trivières près de sa belle-famille, dans une cité dont la construction n’était pas terminée. Il fallait aller s’approvisionner en eau à un robinet public. Cela n’avait pas choqué ma mère puisque dans son village, l’eau courante n’existait pas. On prenait l’eau à la fontaine et on en remplissait différents réservoirs qui avait chacun leur usage. Elle quitta peu après Trivières pour s’installer à Strépy, à la rue Delsamme, où elle allait vivre une quinzaine d’années. Je dis elle mais bien sûr avec elle, vivaient mon père et nous, les enfants. Mais cette histoire concerne une amie à ma mère, c’est pourquoi je parle de sa vie à elle. Seule ma plus jeune sœur Nadia n’a pas connu Strépy puisqu’elle est née plus tard à Soignies. Je crois que ma mère a vécu dans ce village ses plus belles années. En 1967, elle quitta son petit commerce d’alimentation pour en reprendre un autre, plus important, à Soignies, dans la rue de la station. Elle le quitta quelques années plus tard pour s’installer au chemin mitoyen, entre Soignies et Naast où mes parents avaient acheté une ancienne fermette. C’était son cinquième et ce fut son dernier lieu de vie. Nous y avons vécu dans la joie, les repas familiaux et les rires. Puis vinrent les larmes et la tristesse quand ma mère fut atteinte d’une maladie incurable et en mourut en 1981.
Partout où elle était passée, ma mère fut aimée par les voisins et voisines qui l’entouraient et lui apportaient leur affection. Mais, elle se fit à chaque endroit une amie plus proche. Quelqu’un qui était là plus souvent, qui l’écoutait et qu’elle écoutait. Elles pouvaient s’échanger les secrets que l’on ne partage qu’entre femmes. A Aquilano, c’était sa cousine Lina qui a aujourd’hui 92 ans et que j’ai revu en avril de cette année. A Trivières, c’était déjà notre tante Ida dont je vous ai parlé dans « Hommage à Sylvestre ». A Strépy c’était Armande, une voisine dont la maison n’était séparée de la nôtre que par le jardin d’Elise. Elle fut terriblement désappointée quand nous avons déménagé et se fâcha sur ma mère qui se soumettait ainsi à un caprice de mon père, disait-elle. Au chemin Mitoyen, son amie était Ilva. Italienne comme elle, elles vécurent comme deux sœurs qui s’entraidaient dans tous les domaines. Ilva vit toujours et a dépassé à l’heure qu’il est les nonante ans.
Quand nous habitions à la rue de la Station, c’est madame Ivan qui devint sa meilleure amie. Elle habitait, plus bas dans la rue, un immeuble dans lequel elle louait  et gérait des garnis. Son mari était tailleur et son atelier-commerce était situé dans la rue Grégoire Wincqz, presque en face de la boulangerie où j’ai travaillé trois années de suite. Monsieur Ivan était d’origine hongroise. Il était bel homme, grand, toujours en costume impeccable comme l’exigeait son métier et doté d’une personnalité qui impressionnait. A eux deux, ils formaient un couple étrange et souvent je m’étais demandé ce qui avait bien pu les réunir. J’ai parfois pensé, peut-être à tort, que monsieur Ivan avait voulu, après les événements de Hongrie, une vie calme et sans histoires, avec une femme qui lui apporterait un peu de tendresse, lui donnerait un fils et l’élèverait comme il se doit. Ils avaient eu de fait un garçon, de l’âge de ma sœur Evelyne et à qui ils donnèrent comme prénom, Ivan. En vous écrivant cela, je me demande : s’appelait-il Ivan Ivan ? Mais j’ai le vague souvenir que monsieur Ivan avait utilisé son prénom dans la vie publique car son vrai nom de famille était trop compliqué à prononcer. Ou alors pour une question d’image dans cette petite ville de Soignies, à l’époque, très catholique et provinciale.
Madame Ivan - ma mère et nous l’appellerions ainsi toute sa vie - contrairement à son élégant mari, était petite, boulotte, les joues bien rebondies et rouges qui lui donnaient un visage de pleine lune. Elle parlait très peu : bonjour, ça va. Elle venait tous les jours à la maison, s’asseyait dans un coin de la pièce d’où elle semblait nous regarder vivre. Seule ma mère arrivait à la faire parler un peu plus. Parfois, si elle voyait ma mère trop occupée par le magasin, elle se levait pour donner un coup de balais ou de torchon, faire le café ou surveiller la marmite sur le feu. Un jour, ma mère fut sévèrement malade et il fallut l’hospitaliser. A cette occasion, madame Ivan avait pris les choses en mains de façon vigoureuse et efficace, remettant mon père à sa place et soumettant la maisonnée à un minimum de discipline et d’ordre. Elle avait géré cette situation avec la même autorité dont elle faisait preuve dans la gestion de ses garnis. Les occupants, souvent des hommes seuls et parfois à la dérive, avaient besoin qu’on les contienne.
Quand nous avons été habiter la fermette du Chemin Mitoyen, elle en fut bien sûr triste mais n’en dit rien. Elle continuait à venir voir ma mère en bus aussi souvent que son travail le lui permettait.
Quand ma mère mourut, nous avons cessé de voir madame Ivan. Je crois que notre sœur Evelyne qui lui était plus proche du fait de son amitié avec son fils, passait la saluer de temps à autres. Moi-même, j’ai été la voir une seule fois pour lui présenter mon fils Dimitri. Je m’étais mis en route un jour de froid sec et piquant en poussant Dimitri dans un caddy. Quand madame Ivan m’ouvrit la porte, elle fut bien sûr surprise et émue. Avec le froid, Dimitri avait les joues aussi rondes et rouges que les siennes. Elle n’avait pas changé malgré les années. Elle me fit entrer dans sa cuisine, qui était également sa pièce à vivre, située au bout de l’énorme corridor. Elle me servit du café. Elle a pris Dimitri dans ses bras et le trouvait adorable, me demandait des nouvelles de chacun des membres de la famille. Elle répétait à différentes reprises : ah, ta chère maman ! Je ne me souviens pas si monsieur Ivan, était décédé avant ou  après ma mère. Le fils, Ivan, lui, menait ses études. Elle gardait quelques locataires, les moins difficiles me dit-elle. Je la quittais au bout d’une heure, le froid était toujours sec et encore plus piquant à tel point que j’eus peur pour Dimitri. Mais tout se passa bien. Ce fut la dernière fois que je vis madame Ivan. Sauf que…
Quatorze ans plus tard, je me suis séparé et durant quelques mois, j’ai vécu d’abord chez des amis et ensuite seul dans une petite maison de la rue des Poissonniers à Tubize. Dans le passé, c’est dans cette rue que s’installaient les étals de poissons les jours de marché. Cette maison comportait une pièce au rez[Cec1]  de chaussée et deux petites chambres à l’étage. Je l’avais complètement rafraîchie et j’y avais installé une kitchenette sous l’escalier et avais transformé, avec l’aide de René, un ami, la petite remise en salle d’eau avec douche et WC. J’aimais beaucoup cette maison. Je pouvais y recevoir mes enfants, amis et famille. J’y faisais des repas pour cinq ou six personnes. Marlène appréciait aussi l’endroit et nous y avons vécu nos premiers moments les plus émouvants. J’avais peint le plancher de la chambre en blanc et mon matelas posait directement sur le bois. Plus tard la maison a été rasée pour laisser place à un immeuble à appartements.
Une nuit que j’y dormais seul, je fus réveillé en sursaut. Quelqu’un m’avait appelé par mon prénom. Dans l’obscurité, je voyais, stupéfait, debout au pied de mon matelas, madame Ivan, légèrement éclairée par la lumière de la rue. J’étais désarçonné. Avais-je peur ? Mon ventre me brûlait. Evidemment, la surprise avait été totale. En souriant comme à son habitude, madame Ivan me dit : « C’est moi, ne t’en fais pas, je m’en vais ». Et elle disparut aussitôt. Je fis de la lumière, mais il n’y avait plus personne. Cela me paraissait  tellement réel que je me demandais par où et comment elle avait pu entrer et sortir aussi vite.
J’eus du mal à retrouver le sommeil mais je vécus la journée du lendemain sans plus penser à cet événement de la nuit. Un peu comme on enfouit un rêve. Ce n’est que quand ma sœur Evelyne m’appela quelques temps - des jours ? Une semaine ? - plus tard et m’apprit à cette occasion la mort de madame Ivan que tout me revint en mémoire. Quand je demandais des précisions à Evelyne, je dus bien me rendre à l’évidence : le décès était survenu la fameuse nuit de sa visite dans ma chambre.
Je ne sais toujours pas que penser de cet épisode. J’en fus bien sûr troublé durant quelques temps. Madame Ivan serait-elle venue me dire un ultime adieu en partant pour l’éternité ? Il n’y avait pourtant aucune chance qu’elle sut que j’habitais Tubize. Etait-ce de l’auto suggestion de ma part ? Pourtant, je ne crois pas avoir pensé à elle les années précédant cette apparition. Il m’arrive parfois de convoquer ce souvenir et chaque fois, je revois exactement la scène : madame Ivan, souriant debout au pied de mon matelas, éclairée par les lumières de la rue des Poissonniers qui passaient au travers de la fenêtre de ma chambre et qui me dit : je m’en vais. En en parlant avec Marlène avant de vous écrire, elle me dit que je lui ai, de fait, déjà raconté cette histoire à plusieurs reprises.
Je pense bien que madame Ivan repose depuis lors auprès de son mari au cimetière de Soignies. Je devrais essayer d’y passer. Je devrais aussi tenter de retrouver son fils Ivan et prendre de ses nouvelles. Et encore, en parler à mes frères et sœurs, peut-être quelqu’un se souviendra-t-il du nom de famille réel des Ivan.


dimanche 6 août 2017

Madrid et la main invisible du marché

A Madrid, je prenais mon petit déjeuner sur une terrasse de la « calle del Arenal », rue piétonne qui va de l’opéra à la Puerta del Sol. Deux matins de suite, j’ai assisté, ébahi et stupéfait, à un ballet extraordinaire de camionnettes et petits camions. Des dizaines de véhicules se croisaient et tentaient de se garer plus ou moins, le plus souvent en laissant tourner le moteur pour préserver les frigos. On en déchargeait légumes, boissons, papiers, détergents, conserves, produits secs ; bref tout ce dont les restaurants et cafés ont besoin, étaient livrés avec une efficacité et une rapidité qui vous soufflaient. Une camionnette affichait sur son flanc : ramassages d’huiles usées. Une autre : dépannage Horeca. Et d’autres encore : caisses enregistreuses, téléphonie, « vos nappes, essuies, vêtements de travail, toujours propres grâce à nous », « Les meilleurs produits italiens » (eh oui !), « les charcuteries castillanes », « la meilleure viande de Galice », « El jamon de Salamanca »...
J’étais assis face au panneau qui annonçait « ZONE PIETONNE. Livraison autorisée uniquement entre 7h et 11 h ». Quatre heures ! quatre heures pour livrer tout ce qu’il y avait à livrer et faire en sorte que chaque commerçant puisse servir ou vendre ce qui était annoncé à la carte ou en vitrine. Et ce même ballet, ce chaos organisé, ce désordre ordonné, je me souvenais alors y avoir assisté aussi à Vigo et à Avila. Et bien sûr, Il se répétait chaque jour dans chaque ville, dans chaque quartier de Madrid, de Vigo, de Barcelone mais aussi de Paris, de Londres, de Bruxelles ou de Liège. Et encore à New York, Sao Paolo, Bombay, Buenos Aires ou Santiago du Chili.
Je pensais : voilà donc le marché à l’oeuvre.
Il fallait nourrir, désaltérer, habiller, abriter, informer, rendre une multitude de services chaque jour à cinq millions de madrilènes et à autant de touristes qui y passaient chaque année. Alors, des milliers de personnes s’étaient débrouillées pour se faire une place dans tous les rouages et les interstices de cette gigantesque machine, pour assurer toute l’offre possible et imaginable et en tirer un emploi et un revenu. Et ça marchait.
Il s’agissait d’offrir un petit déjeuner à 2.50€ aux petites bourses. Des petits déjeuners plus sophistiqués à ceux qui en avaient les moyens. La « jamoneria » où je prenais mon petit déjeuner affichait ce slogan : vous en avez marre des petits déjeuners à 2.50 €, nous vous offrons…et suivait une série de propositions de petit déjeuner allant de 3.90€ à 9€. (Il est vrai que j’en avais ma dose des churros et des « bollerias » à 2.50€.) Bref, il en fallait pour tous les goûts et toutes les bourses. Et je me répétais : bon sang, ça se fait, ça marche.
Adam Smith n’avait pas tort, j’avais très précisément l’impression qu’une main invisible mettait ces gens en réseau pour rendre cela possible : une offre hyper diversifiée qui réponde à une demande qui variait à l’infini. La fameuse main invisible du marché !
Bien sûr, malgré son efficacité incontestable, je n’ignorais pas les défauts et les perversions de ce système :
La main invisible est injuste. Elle crée des inégalités qui deviennent exagérément insupportables. Le rapport de l’OCDE, qui regroupe 34 pays, annonçait que les 10% les plus riches de la population ont un revenu 9,6 fois supérieur à celui des 10% les plus pauvres, alors que la proportion était de 7,1 fois dans les années 1980.
La main invisible est malheureusement aveugle et gaspille énormément : selon la FAO, plus de 41 200 kilos de nourriture sont jetés chaque seconde dans le monde. Cela représente un gaspillage alimentaire de 1,3 milliard de tonnes d'aliments par an, soit 1/3 de la production globale de denrées alimentaires dédiées à la consommation. Le gaspillage alimentaire concerne les pays riches comme pauvres et représenterait une valeur gaspillée de 990 milliards de dollars.
La main invisible est ignorante et ne tient pas compte des ressources de la planète : ainsi, j’apprends par le journal El Pais que ce 1er août, nous avons consommé en sept mois ce que la planète peut produire en douze mois. Nous épuisons ainsi les ressources qui finiront par manquer aux générations futures.
Mais à part cela, pour ce qui est de l’offre et de la demande, pour ce qui est de créer et de répondre à nos souhaits, le marché est imbattable !
Bon, j’ai bien dû constater que quatre-vingt pour cent des livreurs en camionnettes et des serveurs dans les cafés-restaurants étaient d’origine étrangère, surtout latino-américaine, mais aussi africaine et asiatique. Mais cela aussi c’est la main invisible du marché. Celui du travail. Les espagnols fuient les conditions de travail trop pénibles. Heureusement pour les commerçants et entrepreneurs, la crise économique mondiale a emmené en Espagne une part des populations des anciennes « conquistas ». Un exemple très concret : un jeune homme de notre famille a quitté un bureau d’architecture paysagiste pour travailler dans une taverne où il se faisait trois fois le salaire que lui payait son ancien employeur. Il n’a pas tenu plus de trois mois. Le travail est harassant, les cafés et les terrasses de Madrid ne désemplissent pas dès le matin jusque tard dans la nuit. Comme serveur, vous passez sans cesse du bar et de la salle climatisée à la terrasse où la chaleur est suffocante. Où vous êtes harcelé par des clients qui estiment l’attente trop longue. J’ai vu ces serveurs épuisés, travailler comme des automates. Vous avez beau dire merci, louer la bonne nourriture, ils sont absents, incapables d’un sourire de plus,  ils continuent leur travail par habitude. Le corps commande et la raison sommeille. J’ai vécu cela à la boulangerie où je travaillais dès trois heures du matin mais mon esprit lui, ne s’éveillait que vers huit heures. Incapable de me souvenir de ce que j’avais fait et penser durant les cinq heures passées,  j’avais pourtant fait des milliers de pains. Les espagnols préfèrent s’expatrier vers le Nord de l’Europe où vers les pôles de développement d’Amérique du Sud où ils espèrent de meilleurs salaires. Eux partent vers plus riches qu’eux, d’autres plus pauvres viennent. Chacun cherche son eldorado. Mais du point de vue du marché du travail, cela fonctionne. La soupape du chômage n’y est pas pour rien, évidemment.
Certains, par le passé ont tenté d’éliminer la main invisible pour la remplacer par la planification de la production et de la distribution. L’échec a été total. J’ai trop vu les rayons des magasins vides en Pologne, en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie ou en Union Soviétique pour avoir le moindre doute sur cette bérézina. Dans ce système, les employés étaient  tout aussi incapables d’un sourire, non par épuisement, mais par désespoir. Désespoir dans la vie quotidienne. Tant à cause du manque de marchandises et de la mauvaise qualité de celle-ci, que de la promiscuité des logements qu’il fallait parfois partager avec d’autres familles, que du manque de liberté. Le ras le bol a produit une révolte généralisée qui a mis au rebut Le Parti, Le mur et une idéologie centenaire qui avait fait l’espérance de millions et de millions de personnes.
Au bout d’une heure, dans un Madrid chauffé à blanc, j’étais fatigué de cette bousculade de camionnettes autour de moi et de celle des idées dans ma caboche. Comme souvent, je m’évade alors auprès de ma Haine. Cette rivière qui alimente les étangs de Strépy où j’ai grandi et vécu mes années d’innocence. Mon amour de la Haine est resté intact (pas mal hein, l’amour de la Haine). J’essaye de m’imaginer rêvant au bord de l’eau, mais les souvenirs m’assaillent. Finalement, les souvenirs sont des salauds aurait pu dire Audiard. Et je ne peux éviter de penser que dans les années cinquante et soixante, sans en être conscient bien sûr, j’avais déjà vu le marché à l’œuvre. J'ai vu les tracteurs remplacer les chevaux de traits. Les petits fermiers, que nous aidions à ramasser les foins, disparaître faute de pouvoir emprunter pour se moderniser. Seules les grosses fermes s’en tireraient. Même la production alimentaire domestique allait peu à peu en faire les frais. Nous avions tous de très grands potagers, des poulaillers, des élevages de lapins, parfois d’un cochon, qui assuraient presque 60% de nos besoins alimentaires. Nos achats ne concernaient souvent que les produits secs, certaines viandes, et les produits d’entretien. Mais le potager domestique souffrait des mêmes aléas que la production fermière : sécheresse ou pluie trop abondante, nuisibles, mildiou et autres maladies. Arrivèrent alors les supermarchés qui allaient écouler les produits agro-industriels. Que n’ai-je entendu dire «  pourquoi m’esquinter à faire pousser des salades que je peux acheter à bon prix sans effort ? » De nouveau, le marché avait gagné.  Les grandes surfaces allaient faire disparaître de surcroit le commerce de proximité.
Cela ne s’arrêtera donc jamais ! Aujourd’hui c’est Amazon qui menace les grandes surfaces, internet qui menace la presse papier. Les coups de boutoirs des low cost ont changé le transport aérien. Ainsi s’est développé le tourisme de masse qui vient littéralement confisquer les lieux de vie des habitants des villes visitées. Comment une ville comme San Sébastian, cent quatre-vingt mille habitants,  peut-elle survivre quand elle reçoit en saison deux millions de touristes qui prennent d’assaut, hôtels, bars à tapas, restaurants, musées et plages ? L’ubérisation, l’airbnb ajoutent encore tant à la débauche du prix du logement qu’à la débâcle des chaînes hôtelières. Quelle place peut encore avoir l’habitant face à cette déferlante? La révolte gronde, de Venise à Barcelone, des Canaries à Madrid. Des groupes de jeunes s’attaquent aux touristes. Ce marché veut toujours tant et plus. Insatiable il a toujours été, insatiable il restera. Et quand nous serons onze milliards d’humains sur terre, ce sera sans doute encore la main invisible qui donnera un semblant d’ordre au chaos. Mais peut être le diable finira-t-il  par se mordre la queue.
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Je préfère Madrid à Barcelone. La foule y est moins dense, plus calme, moins agressive. A une époque, j’avais passé des journées entières au musée Reine Sophie. L’expo permanente permettait de retracer l’histoire de l’art contemporain. D’autres fois j’avais eu l’occasion d’y découvrir deux expos gigantesques de deux de mes artistes favoris : Valdes et ses ménines, Tapies et sa terre grattée, assemblée, collée sur du bois, de la toile ou de la tôle. Nous y sommes allés, Marlène et moi, cette fois encore, bien sûr. Picasso nous attendait avec une expo exceptionnelle sur Guernica – « Piedad y Terror en Picasso », jusqu’au 4 septembre - qui ne cessera jamais de nous émouvoir. A El Lateral, fameuse chaîne de restauration branchée, les mets sont toujours aussi fins. Cette fois, ils nous ont été servis par un Bangladais. Nous avons passé une matinée calme et tranquille en nous perdant dans le marché, les ruelles et les escaliers d’un des quartiers les plus beaux et les moins fréquentés de la ville : La Latina.

Mais la main invisible ne nous lâche pas. Et, revenus au centre-ville, Madrid semble fatiguée, hébétée. La chaleur y est incandescente. Pour un peu, les pneus des voitures pourraient s’enflammer comme à Séville. Les seuls qui paraissent  encore vivre la fameuse et oubliée movida, sont ces camionnettes qui se disputent un morceau de route ou de trottoir, bousculant tables, chaises et tableaux d’affichage. Grâce à elles et leur chauffeur, dès onze heures, les piétonniers nous seront rendus. Nous pourrons de nouveau dévaliser les commerces, les frigos et les cuisines des cafés-restaurants. Le lendemain matin, ils seront ré-achalander dans un va et vient de véhicules, incessant et surréaliste.