lundi 29 septembre 2014

Alexandre et les fleurs de gare

Cela faisait longtemps que je ne vous avais plus raconter d'histoire. Vos réactions à mario.gotto@gmail.com
Sans en avoir conscience, cela faisait au moins une demi-heure qu’Alexandre regardait, ébahi comme à chaque fois, les hommes s’affairer et travailler dans une coordination parfaite. Il regardait avec envie les outils qu’il aurait voulu lui-même tenir en main, les chignoles qui perforaient les lattes de bois, les rabots et les varlopes qui les ajustaient, ces longs tournevis qui donnaient de la force à ces bras pourtant déjà fort musclés. Régulièrement, il s’arrêtait devant ces ateliers où les ouvriers habillaient de bois, les wagons des chemins de fer. C’est surtout quand ils dressaient les banquettes de bois qu’Alexandre ouvrait de grands yeux et n’en revenait pas de la vitesse à laquelle ils opéraient, de la précision de ces gestes mille et mille fois répétés. Ce sont des menuisiers ébénistes lui avait expliqué un jour son père, c’est un très beau métier. C’est vrai avait pensé Alexandre, c’est beau de les voir et c’est le métier que je voudrais faire. Il y pensait encore ce jour-là avec, enfin, son certificat d’études en poche. Il ne savait pas encore que la guerre allait rendre les choses plus compliquées et retarder ses projets.
Cinq ans en Allemagne. Cinq ans pour rien. Cinq ans auxquels il aurait pu, du échapper. Mais à peine son service militaire entamé, tout son bataillon avait été arrêté, sans résistance évidemment puisqu’ils n’étaient même pas armés. Il avait pesté dans ce train à bestiaux qui l’amenait vers l’Allemagne. Même pas eu l’occasion de prévenir ‘pa et m’ma  avait-il ruminé. Il avait fallu survivre et s’en tirer. Il s’en était tiré. (1)
Après la guerre, l’activité économique battît son plein et les services publics engagèrent en priorité les anciens prisonniers. Alexandre était entré aux chemins de fer comme menuisier ébéniste et il allait pouvoir enfin réaliser son rêve. Il épousa Marie Josée et à eux deux eurent quatre enfants. Mais l’internement en Allemagne avait laissé ses traces et ses séquelles. Après des années de souffrance, il apparut que la seule solution pour Alexandre était de l’amputer carrément de son estomac. Il avait      29 ans et sa convalescence dura près de deux années au bout desquelles, il se remit à manger et vivre normalement. Les années d’internement avait fait d’Alexandre un homme à la recherche de bonheurs simples : manger des frites et un soret fumé, boire une bière, lire son journal et aller voir son match de football le dimanche. Quand la télévision se répandit, il en devint accroc. Il eut sa première voiture à 65 ans. Il ne voulait rien de plus que travailler, vivre simplement et voir grandir ses enfants. Avec le temps, il se souvint de la guerre comme de la grande aventure de sa vie et du camp comme de longues vacances forcées et de grands moments de camaraderie.
Au retour de son congé de maladie, on lui expliqua que les wagons de train pour passagers seraient désormais équipés de siège en simili et la carrosserie serait faite de tôles. Il n’y avait plus beaucoup de travail pour des menuisiers ébénistes, mais la patrie ne laissait pas tomber ses enfants, le grand accord social d’après-guerre assurait à chacun emploi et salaire et on proposa à Alexandre de travailler désormais comme jardinier horticulteur, responsable … des fleurs de la gare de Mons et des petites gares environnantes.
Et Alexandre s’engagea dans ses nouvelles tâches avec passion. On lui avait donné carte blanche à lui et à son seul collègue qu’on appelait « el bleu », pour se former, trouver les approvisionnements en semences et boutures de toutes sortes et d’embellir à leur guise la gare et ses environs. Alexandre courut les foires horticoles d’Hollande et de Flandre, géra l’immense serre qu’on lui avait construite et fleurit pendant des années la gare de Mons tout en ravitaillant en fleurs les chefs des petites gares du Borinage. Il était devenu un expert, les fleurs de gare, c’était lui. Certains se souviennent encore aujourd’hui de ses pelouses taillées à l’anglaise devant les ateliers et sur lesquelles on pouvait lire « atelier mécanique » ou « atelier menuiserie » tantôt apparaissant grâce à des herbes non coupées, tantôt écrit avec un savant semis de fleurs sauvages.
Il arrivait qu’en été, les dimanches de fortes chaleurs, Alexandre me demande de le conduire et de l’aider à arroser les plantes, à chauler les carreaux des serres pour tenter d’empêcher le soleil de tout brûler. C’est ainsi que je découvris le véritable jardin secret d’Alexandre et du bleu. Dans un coin de leur serre était aménagé un coin à vivre des plus mignons, avec cuisine, poêle à bois, armoire, vaisselle, fauteuil de salon et lits de camp. Qui avait dit qu’une serre dans laquelle on passait ses huit heures de travail quotidien, devait être moche et désagréable? Je m’aperçus aussi qu’à côté des fleurs poussaient des semis de légumes et de pommes de terre avec lesquels m’apprit Alexandre, ils approvisionnaient les ouvriers de la gare qui pouvaient ainsi rentrer chez eux avec des plants de salade, de choux, de poireaux, de fraisiers... Et enfin, il y avait la vigne et ses magnifiques grappes de raisin. Alexandre m’avait montré sa pince à égrainer. Il retirait un grain de raisin sur deux pour laisser aux autres la place nécessaire pour se gorger de sucre. A l’époque de la cueillette, il confectionnait des colis cadeau avec de belles grappes aux raisins rond et gros, entouré d’un papier de soie et d’un ruban doré, qu’ on livrait chez un collègue hospitalisé, ou à l’occasion d’une naissance, d’un mariage… On leur avait donné carte blanche et Alexandre et son ami s’étaient construit le petit paradis dont ils avaient sans doute rêvé. Un beau pied de nez à la guerre, fait de fleur et de poésie et de solidarité.
L’hiver était long pour Alexandre et ‘l bleu. A cette saison, le travail se limitait à entretenir les fleurs et plantes d’intérieur, de passer le matin dans le hall de la gare, (il adorait cela) arroser, enlever les feuilles séchées, rempoter quand il le fallait. Alors, dans ces périodes de calme, Alexandre et son compagnon s’étaient peu à peu entraîner à piéger des lapins sauvages avec des collets de fil de cuivre et des faisans avec des hameçons à poissons sur lesquels étaient accrochés des grains de maïs. Les lapins, dépiautés et nettoyés étaient cuits « à l’anglaise » comme disait Alexandre, c’est-à-dire rissolés puis entourés de légumes et mis à mijoter dans leur casseroles en alu sur le feu à bois. Ils en régalaient leurs amis cheminots qui, mis dans le secret, venaient les rejoindre pour leur repas du midi. Le bonheur de ces gens était simple mais qui n’en aurait pas voulu ?
Apparu plus tard, Margaret Thatcher et ses boys eurocrates qui allaient décréter que la vie et l’économie c’était du sérieux et non pas du plaisir. On n’était pas là pour s’amuser, Il s’agissait de rendre les services publics rentables et donc c’en était fini des transports pour tous, des lignes non rentables, des couleurs et des fleurs des gares. S’il y avait des richesses, ce n’était pas pour les travailleurs se payer du bon temps et se délecter de lapins sauvages et de légumes cultivés clandestinement, mais pour grossir les capitaux et permettre aux riches de s’enrichir encore plus, de se payer des yachts qui restaient à quai 11 mois et demi sur 12 ou de s’acheter des îles désertes.
« El bleu » mourut, sans prévenir, l’année précédant la mise à la retraite d’Alexandre. Ils ne furent pas remplacés et on abandonna la production de fleurs et de plantes. Dans les gares l’entretien des quelques plantes décoratives fut confié à des employés qui s’étaient portés volontaires. La serre resta longtemps à l’abandon, envahie d’herbes sauvages. Seule la vigne y survécut quelques années.
Un monde s’en était allé.
Alexandre passa trois ou quatre ans de retraite paisible avant d’être rattrapé par un cancer des plus cruels qui finit aussi par l’emporter.
Cet été 2014, la gare, sa gare de Mons est complètement rasée et il n’y pousse que gravats et bientôt le béton blanc de Calatrava. Nul sans doute ne se souvient du monde discret et bienveillant qui l’avait fait vivre et embellir.
Aujourd’hui, les fleurs viennent du Kenya ou d’Ethiopie et s’il vous arrive parfois d’encore en voir dans les gares, ce ne peut être le plus souvent qu’un bouquet oublié là par un passager trop pressé. Les équipes de sous-traitants externes chargés du nettoyage, qui ont aussi fait leur guerre à eux en traversant la mer sur des barques de fortune, le ramasseront tôt le matin comme on ramasse les vieux papiers, les canettes et autres détritus qu’on envoie brûler dans les incinérateurs industriels

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