mercredi 25 avril 2012

Et je devins boulanger

Durant trois années, de 1967 à 1970, j'ai travaillé dans une boulangerie comme apprenti. Ce furent trois années intenses, faites de moments de joie et de purs bonheur mais aussi de moments de tensions, d'épuisement et de dépression. Je me devais de vous les conter.


C’est arrivé par hasard. C’était durant les vacances de l’été 1967, j’avais quitté le collège de Bonne Espérance un an plus tôt et m’étais inscrit, les pieds traînant, dans une école technique, sans aucune motivation, les tripes nouées et tordues par l’ennui, le désespoir, la grisaille  d’une vie dont je ne savais pas vers où et vers quoi elle me menait.
Cet été-là, j’aidais ma mère dans son magasin d’alimentation et ce jour-là, j’eus à réceptionner les pains que nous livrait chaque jour, Andrée, la femme du boulanger. Sans y avoir jamais réfléchi, je lui demandai à brûle pourpoint si elle n’engageait pas de personnel car je cherchais du travail. Elle me répondit qu’elle n’en savait rien mais qu’elle pouvait en parler à son mari. Quand elle fut partie, il me paraissait clair que je n’aurais pas de nouvelles et que ma démarche s’apparentait à un coup d’épée dans l’eau. Ma mère était restée stupéfaite, « c’est quoi ça Mariolino ? Tu veux abandonner les études ? » Pour la rassurer, je lui dis que c’était juste pour m’occuper et gagner un peu d’argent durant les vacances. Il s’était écoulé à peine une demi-heure qu’Andrée était de retour. Gilbert, le boulanger, était intéressé et si cela me convenait je pouvais commencer dés le lendemain à 5 heures du matin.
Je n’en revenais pas, il suffisait donc de demander. J’étais à la fois content mais aussi légèrement inquiet à l’idée d’affronter un travail et des gens que je ne connaissais pas du tout. Après trois années d’humanités à Bonne Espérance et un an d’école technique où je n’avais pas brillé dans les travaux pratiques, on me considérait, et m’avaient convaincu, que je n’étais pas doué pour les travaux manuels. Mais la boulangerie supposait-elle des aptitudes manuelles ? Je n’en savais rien et ne risquais rien à essayer.
Le lendemain, je quittais la maison vers 4 h 45, je me disais que j’étais un des premiers levés de toute la ville et que j’en étais maître de ses rues. Je n’avais qu’à descendre notre rue sur deux cents mètres, tourner à droite aux feux de signalisation et 100 mètres plus loin sur la gauche se trouvait la boulangerie. La façade avait l’allure d’une maison d’habitation normale,  Andrée m’avait dit d’entrer par la grande porte cochère et au fond de la cour, je trouverais le « four ». J’appris par la suite que le « four »désignait non seulement le four dans lequel on enfournait et cuisait le pain mais aussi l’atelier dans lequel on le confectionnait. L’odeur du pain cuit me prit de plein fouet et me subjugua. Je respirais à fond pour ne pas en perdre une miette si je puis dire. Je pensais que j’allais peut être pouvoir vivre chaque jour dans ce parfum extraordinaire. C’était un cadeau du ciel. Je ne savais pas bien entendu, quel en serait le prix.
L’entrée de l’atelier était faite d’une double porte métallique, vitrée et coulissante. En y entrant, je constatais qu’il y avait déjà des chariots de pains cuits. Gilbert, le patron, m’accueillit  gentiment et me présenta son fils Fernand qui me paraissait avoir dix ans de plus que moi. Tout deux étaient vêtus de pantalon de toile claire et de grosse chemisette à manches courtes. Ils portaient aux pieds des charentaises couvertes de farine. Gilbert ressemblait à s’y méprendre à Christian Barbier qui interprétait le personnage principal d’un feuilleton très célèbre de l’époque : « L’homme du Picardie ». D’emblée, cela me le rendit très sympathique.
Il me désigna une porte au fond de l’atelier, en me disant que je pouvais m’y changer et qu’on allait commencer la deuxième fournée. Je passais devant ce que je devinais être les façades de deux fours très impressionnants et entrait dans un petit cagibi aux murs couverts d’une poussière brune sur lesquels courraient nombre de cafards. Avec le temps, j’appris que la poussière brune était de la farine brûlée et que les cafards accompagneraient toutes mes années de travail chez « l’homme du Picardie ». Après m’avoir donné un tablier blanc sans bavettes et m’avoir appris à le nouer sur le devant en faisant avec le ruban deux fois le tour de la taille, on m’expliqua brièvement les différents types de pains que l’on fabriquait habituellement.  Je n’y compris pas grand-chose, n’en retint rien et me dit qu’on verrait bien à l’usage. J’étais nerveux, me demandant si je serais à la hauteur, mais je me donnais des airs du mec sûr de lui. On me plaça devant une table demi-ronde magnifiquement patinée. Elle se trouvait devant une machine dans laquelle tournait un tambour vertical rainuré, le long duquel courrait en spirale une gouttière. Je découvris, que Fernand, le fils, pesait des morceaux de pâtes qu’on nommait des pâtons, jetait ces pâtons dans le bas de la gouttière, sous la pression du tambour tournant, les pâtons montaient le long de la gouttière et tombaient d’une hauteur d’environ 80 cm sur la table devant laquelle je me trouvais. Cette machine s’appelait une rouleuse. Gilbert me montra que ces pâtons devenus des boules comportaient ce que l’on appelait un nœud. Il était en effet impossible d’obtenir une boule complètement lisse, il y avait un endroit où tous les plis se retrouvait, c’était ça le nœud. Il s’agissait alors d’aplatir légèrement les boules sur la table et de les déposer dans des paniers en osier recouverts de toile blanche, rangés dans une énorme armoire à six étages, placée derrière moi. Les paniers des deux étages supérieurs étaient les plus grands et devaient accueillir des pains de 1 kilos 200, les paniers des quatre autres étages étaient plus petits et accueillaient les pains de 8OO grammes. Il fallait écraser la boule de pâte, la prendre ensuite en plongeant les doigts dans le nœud et serrant celui-ci avec le pouce, retourner les mains vers le plafond pour porter et placer la boule dans le panier, le nœud tourné vers le haut.
Je remplis ainsi les paniers de deux armoires que l’on déplaçait facilement grâce aux roues dont elles étaient munies, sans être bien sûr d’avoir toujours bien repéré les fameux nœuds. Il fallait aller vite et je n’arrivais pas à suivre. Les pâtons roulés en boule s’accumulaient sur la table, collaient entre eux ou me collaient aux mains et je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Fréquemment, Fernand devait interrompre sa découpe et ses pesées pour venir m’aider, me désignant un petit bac en métal, soudé à la machine, dans lequel je pouvais puiser de la farine pour éviter que mes mains ne collent à la pâte ou que les boules ne collent entre elles ou à la table.  Quand nous eûmes remplis les paniers des deux armoires, on avança deux autres armoires qui elles comportaient une double porte et dans laquelle on avait rangés des platines, rondes et carrées, de trois dimensions différentes. Pour remplir les platines rondes, c’était assez facile, on faisait la même opération que pour les paniers et on plaçait les pâtons ronds dans les platines, le nœud placé cette fois en dessous. Fernand connaissait exactement le nombre de platines et je constatais que quand je finissais de remplir les plus grandes platines, automatiquement arrivaient des pâtons plus petits. C’est pour les platines carrées que cela se compliquait : Il fallait attendre quelques secondes que les pâtons se ramollissent au sortir du tambour et donc en disposer cinq ou six sur la table en évitant d’en laisser à l’endroit ou le suivant allait atterrir. Puis, on aplatissait assez fort la pâte, et on la roulait à la main sous forme d’un gros boudin. Le nœud était alors une ligne qui courrait tout le long du boudin et il fallait le placer en dessous. C’était la manipulation la plus difficile et la plus longue et Fernand devait venir m’aider à tout moment. Mes pâtons n’avaient pas de forme, Gilbert lui aussi, venait m’aider entre deux tâches. Mes doigts étaient collants de pâtes dont je n’arrivais pas à me débarrasser. Je pensais vraiment ne jamais y arriver, mais je voyais que le patron et son fils ne lésinaient pas sur la farine dont ils saupoudraient la table et les pâtons et dont ils me suggéraient de me frotter les mains pour me débarrasser de la pâte qui s’y collait.
Enfin, les armoires à platines remplies, se présentait une autre armoire dans laquelle se trouvaient de grandes plaques métalliques. Il s’agissait de nouveau d’écraser légèrement des pâtons de 800 gr et d’en disposer six par grande plaque, le nœud en dessous et de disposer 15 pâtons de 400 gr sur des plaques plus larges et moins longues, de nouveau le nœud en dessous. Je découvris un peu plus tard que ces plaques étaient enfournées telles quelles à l’aide d’une grosse pelle.
Durant le dernier quart d’heure de cette opération de pesage et de façonnage, qui en tout durait environ trois quarts d’heure, Gilbert sortaient des pains du four avec sa pelle et les rangeait sur des chariots ouverts de tous côtés. Je m’émerveillai de voir une telle quantité de pains chauds, colorés et aussi parfumés, mais je ne savais où donner de la tête, je n’avais pas une seconde de distraction et cela me décevait.
Dès que nous eûmes finis de remplir nos plaques, Fernand m’invita à aider à défourner. Alors que Gilbert avait vidé à la pelle le premier étage des deux énormes fours, Fernand s’empara d’un crochet en fer d’un mètre de longueur, fit basculer, à l’aide d’un contre poids, deux portes qui faisaient les deux mètres de largeur du four et sorti, avec son crochet, deux énormes tôles surchauffées, couvertes de platines desquelles émergeaient des pains dorés. Nous devions enfiler des moufles en toile,  sortir les pains des platines, ce qui s’avérait assez difficile pour le non initié que j’étais, mettre ces pains sur des chariots à rayons plats, ensuite ramasser et empiler les platines et les faire glisser dans un coin de l’atelier où des dizaines d’autres platines vides attendaient. S’apercevant que je me brûlai à plusieurs reprises, Gilbert me dit de travailler plus lentement, le temps de m’habituer.
Nous sortîmes alors les chariots de pains chauds dans la cour, sous un grand hangar en faisant attention que ceux-ci ne se trouvent dans le chemin des camionnettes qui allaient partir dans l’heure livrer les pains… de la veille. En effet, à cette époque, l’on mangeait les pains « rassis » et rares étaient les boulangers qui vendaient leur pain chaud et frais.
Le temps de sortir les chariots de pains cuits, la levée des pâtons des paniers et des platines qui reposaient dans les armoires, était suffisante pour qu’on puisse les enfourner. Il fallait alors marquer les pains à l’aide d’une planchette d’où ressortaient des clous qui écrivait un G comme Gilbert. On marquait les pâtons des platines à toute vitesse, tandis que ceux des paniers étaient marqués un à la fois par le patron dès que nous avions retourné le pâton sur sa pelle. Les pâtons des paniers étaient déposés à l’aide de la pelle directement sur la pierre réfractaire des premiers étages des fours, on les  appelait des pains sur le four. On me montra comment placer les platines sur les grandes tôles à présent réchauffées (le temps du défournement refroidissait les fours) et comment vider les paniers sur la pelle que manipulait Gilbert. C’était une opération difficile, j’étais gauche et je remerciais intérieurement Gilbert et Fernand de leur patience. Mais c’était magique ! Bientôt sortirait du four des pains que j’avais façonnés et qui auraient l’aspect de vrais pains !!! D’y penser, j’avais le sourire du garçon heureux. Je me croyais déjà boulanger. Plus tard, quand nous aurions défourné cette production, Gilbert et Fernand me montrèrent en riant, une vingtaine de pains biscornus et craquelés dont j’avais… placé le nœud dans le mauvais sens.
Pendant que nous avions découpé et façonné les pâtons, Gilbert avait préparé un nouveau pétrin de deux cents kilos. L’expression « préparé un pétrin » désignait le fait de faire une nouvelle pâte (un nouvel « appareil » dans le langage professionnel). Le pétrin en question avait une capacité de 250 kg. Le chargement de farine se faisait par un trou dans le plafond, qui donnait dans le grenier à farine, une vanne au plafond permettait d’approvisionner le pétrin en eau.
Aussitôt les pains enfournés, nous devions de nouveau emplir les armoires de paniers et de platines. Celles-ci avaient été graissées la veille, je l’appris plus tard car c’est à moi que cette tâche, la plus ingrate qui soit, incomba durant les deux premières années de mon apprentissage, jusqu’à ce qu’enfin un autre apprenti prenne la relève. Le pétrin se trouvait surélevé, son pied à hauteur de l’immense table à découper. Pour faire basculer la cuve de pâte sur la table, il fallait beaucoup de force pour lever le bras du pétrin, sans le laisser retomber et risquer qu’il cogne les parois de la cuve qui pouvait se fendre. Quand on basculait la cuve, la pâte s’étalait sur la table bordée d’arêtes de 25 cm. Gilbert s’occupait cette opération pendant que nous préparions les armoires. Laisser reposer la pâte cinq minutes rendait celle-ci plus facile à travailler et à peser et cela nous permit de faire une première pause et de prendre la première tasse de café de la journée.
Nous nous remîmes à la découpe et au façonnage. J’avais oublié quand les nœuds devaient aller au dessus ou en dessous, le fatigue me gagnait, je pensais qu’on avait à peine eu le temps de souffler, j’avais travaillé une heure et demie sans arrêt, nous étions repartis pour un autre cycle : découper et façonner, défourner, ramasser les platines, enfourner, sortir les chariots, re-préparer les armoires. L’ensemble de ces opérations se répéta trois fois et je me rappelai que deux fournées avaient déjà eu lieu avant mon arrivée.
Je vécu la dernière fournée en somnambule, ne sachant plus ou j’avais mis ces foutus nœuds qui m’obsédaient et me tourmentaient. Fernand palliait à ma fatigue, Gilbert m’encourageait, me disant que c’était la dernière et qu’ensuite nous pourrions prendre le petit déjeuner. Je tins.  J’avais de la farine des pieds à la tête, mon beau tablier blanc était déjà tout tâché de la graisse des platines, j’avais quelques brûlures sur les avant bras que je m’étais faites en défournant les tôles. Je m’étais même brûlé au genou en me penchant trop en avant. Je tins, mais me demandai si je tiendrais longtemps, si j’y arriverais, si je retiendrais le sens des nœuds, si j’arriverais un jour à rouler les pâtons pour les platines carrées… Qu’en serait-il si un jour je devais moi-même tenir la pelle à enfourner ou défourner. Le désordre de mes pensées me fatiguait encore plus et tout se bousculait dans ma tête. Seule l’odeur parfumée du pain cuit continuait à me motiver. Au petit déjeuner que nous avait préparé Andrée et que nous prenions dans la grande cuisine familiale, elle nous demanda comment cela s’était passé ; Gilbert lui dit que pour un premier jour, c’était pas mal, que j’étais volontaire et courageux. Nous mangions du pain chaud sur lequel le beurre frais fondait, nous le trempions dans de grands bols de café. Toutes sortes de pâtisseries, restes d’invendus sans doute, garnissaient la toile cirée de la table. Cette grande cuisine était simple, accueillante et chaleureuse. J’allais y prendre mes petits déjeuners et déjeuners durant trois ans en compagnie  et dans des ambiances diverses.
Après le petit déjeuner Fernand s’attaqua à la confection des baguettes, j’assistais à cela en spectateur, admirant son savoir faire. Je fus épaté de le voir entailler les baguettes à l’aide d’une lame de rasoir et de découvrir ce que cela donnait à la sortie du four.
Nous étions mardi, nous nous mîmes à graisser les platines. Du beurre avait fondu dans un récipient, nous y trempions une loque dont la saleté était bien avancée et graissions les platines une à une en les serrant contre nos genoux sur lesquels nous avions posé une toile de protection. Fernand m’apprit que le graissage se faisait le mardi, jeudi et samedi.
Je rentrais ce premier jour à 13h30 à la maison et m’endormi comme une masse dans le divan. Je compris plus tard que Gilbert m’avait épargné : il ne m’avait pas demandé de couper les pains, une opération qui prenait deux heures à deux heures trente.
Le samedi de cette première semaine, où je commencé tous les jours à 5 heures le matin, Gilbert me conseilla de bien me reposer le WE et me proposa, si je me sentais prêt à aller plus loin, de me joindre à eux  le lundi suivant, dès la première fournée qui serait prête à … 3 heures du matin.
Je regardais « l’homme du Picardie » qui plissait le front et me souriait semblant dire « tu veux être boulangé ou pas ? »
(A suivre)

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