mardi 10 avril 2012

cachez-vous sous les bancs (5 et fin)


Le buffet des nourritures du monde me parut pantagruélique. Le curry et le curcuma dominaient et je m’aperçus qu’il y avait peu de viande. Quelques boulettes d’hachés au cumin et de toutes fines escalopes qui se dégustaient comme des friandises. Les salades très colorées, les légumineuses et le riz étaient dominants. Vingt cinq ou trente personnes partageaient le repas, dont mes deux nounous. Eterno me présenta les invités individuellement. J’appris ainsi que mes deux nounous étaient en fait mère et fille. On appelait la maman Aamal, ce qui voulait dire Espoir. Elle avait 98 ans. Sa fille se prénommait Ahlem qui signifiait rêves et douceurs. Elle allait sur ses 81 ans. Je constatais que tout le monde les traitaient avec gentillesse et affection et qu’elles émiettaient leurs boulettes de viande et leurs fallafels avant de les porter à leur bouche édentée.
-          Elles t’accompagneront dans ta chambre tantôt, laisse les t’administrer leur traitement, me glissa Eterno avec un sourire mystérieux.   
Les spéléologues avaient troqué leur salopette pour une tenue de ville. Deux d’entre eux étaient historiens. Ils s’excusèrent pour la descente surprise du puits de Païenporte. Nous échangeâmes bien entendu sur la ville souterraine. Ils m’expliquèrent à leur tour, qu’il était normal qu’une ville millénaire comme l’était Liège soient traversés de galeries et cavités de toutes sortes. Quelques mois auparavant, on avait du bloquer la circulation des trains à la gare du Palais et on avait fait appel à eux pour aller constater l’effondrement d’une ancienne galerie minière sous la gare. Il avait fallu y faire des travaux d’étançonnement.  Eterno me présenta Zeineb dont l’origine était le nom d’un arbrisseau qui pousse dans le désert et porte des fleurs très parfumées. La Zeineb que j’avais devant moi n’était pas un arbrisseau mais une belle jeune femme d’origine turque, sociologue de formation qui se chargeait, dans la communauté, du recueil des témoignages des membres ; ces fameux témoignages que l’on enfermait ensuite dans les bouteilles que j’avais pu voir.
A propos de bouteilles, un silence presque religieux vint interrompre à un moment le brouhaha des conversations. Un participant que l’on ne m’avait pas encore présenté, venait de nous servir un verre de vin qui s’avéra être un Romanée-Conti. C’était la première fois que j’avais l’occasion de déguster ce vin prestigieux. Il ne s’en produit que 6000 litres par an et est habituellement réservé aux collectionneurs ou aux tout grands acheteurs.  J’avais lu qu’une caisse de je ne sais quel millésime avait atteint la somme de 350 000 dollars dans une vente à Hong Kong. Le prix du flacon de Romanée-Conti de l’année 1995 avait lui était fixé à 5000€ et les acheteurs ne pouvaient en acquérir que deux bouteilles. Celui que nous dégustions avait été trouvé dans une cave d’un deuxième sous sol de ce qui devait être un couvent. Elle contenait des centaines de bouteilles des plus grands crus français et l’absence de lumière avait favorisé la conservation de bouteilles datant parfois du début du vingtième siècle. Ce n’est qu’en de grandes occasions que nous consommons ces nectars, me chuchota Feri.  Nez, longueur, rondeur  pensai-je après la première gorgée. Vieille terre, vieux bois, vieux cailloux me vinrent en tête après la deuxième.
Il était près de trois heures du matin quand nous nous séparâmes et qu’Aamal et Ahlem me guidèrent vers ma chambre. Elles m’aidèrent à me déshabiller et me firent m’étendre, nu comme un ver, sur un tapis au sol. Elles se mirent alors à me piétiner comme un vulgaire paillasson. J’eus d’abord quelques craintes mais me rappelai les paroles d’Eterno et me rendis vite compte qu’elles ne me faisaient aucun mal. J’avais déjà entendu parler de ces massages par les pieds. Dans mon cas, elles utilisaient tant les pieds que les mains, dans une synchronisation parfaite ; quand l’une tournait mon buste vers la gauche, l’autre tordait mon bassin vers la droite et j’entendais mes articulations craquer aussi fort que le plancher du grenier qui nous hantait tant, mes frères et moi, quand nous étions enfants. Quand après ce qui me parut être une demi heure, elles arrêtèrent leur trituration, j’avais l’impression d’avoir grandi de dix centimètres et j’aurai pu prendre un crayon et écrire avec mes orteils qu’elles avaient massé un à un. Je transpirais par tous les pores de ma peau qu’elles rafraîchirent avec de gros cotons ouatés  imbibés d’eau de rose.
Je me souviens encore qu’elles m’aidèrent à me glisser sur un matelas moelleux et qu’elles me couvrirent d’une couette aussi épaisse que légère juste avant que je ne sombre dans un sommeil doux et profond. J’étais ravi d’être ainsi repassé un petit moment en enfance. Il était six heures quand je me réveillai et je savais que cela signifiait dix huit heures, j’avais donc dormi près de 14 heures d’affilée, ce qui, je pense, ne m’était jamais arrivé.
Je retrouvai Eterno qui avait prévu que nous passions la soirée ensemble et mangions en tête à tête. Il me parla des différentes périodes de sa vie. Il avait traversé l’Europe en tout sens ainsi que les trois derniers siècles où les périodes de guerre avaient été bien plus nombreuses que les périodes de paix. Il avait quitté la Roumanie, à l’époque une partie du territoire de l’Autriche-Hongrie, à l’adolescence, seul car sa famille avait été décimée. Il s’était fixé  à Liège qu’il estimait le point de passage presqu’obligé de ceux qui voyageait d’Est en Ouest et du Nord au Sud.
-          En ces temps, Mario, si l’on voulait apprendre, s’informer, s’enrichir, c’était auprès des voyageurs qu’il fallait le faire.
Ses voyages ne l’empêchèrent pas de fonder une famille et d’avoir des enfants. Je lui posais alors la question qui me taraudait depuis le début de notre rencontre, dont je ne savais plus si elle remontait à deux ou trois jours, question dont la naïveté ferait sans doute sourire mon interlocuteur. 
-          Eterno, êtes-vous Dieu ? Ou alors un dieu ? Si j’ai bien compris, votre vie n’a eu ni commencement et n’aura pas de fin ?
Eterno sourit en effet
-          Je comprends que tu te poses cette question me dit-il. Mais je ne suis pas Dieu, ni un dieu quelconque, me dit Eterno. j’ai eu un commencement, il y a un peu plus de 275 ans quand un autre Eterno a jeté son dévolu sur moi et m’a demandé de prendre sa succession, et j’aurai une fin, quand moi-même je passerai le flambeau à celui ou celle qui sera prêt à me succéder.
-          Mais pourquoi, m’étonnai-je, pourquoi renoncer à cet extraordinaire, fabuleux cadeau qu’est l’éternité ? N’est-ce pas l’obsession de l’homme que de devenir éternel, de vaincre la mort, de devenir dieu. Que ne serions-nous pas prêt à faire pour traverser les siècles futurs et devenir immortel? Certains paient des fortunes pour que l’on conserve leur corps congelés jusqu’à ce que la science soit prête à leur redonner la vie.
-          Je sais les fantasmes et les obsessions des hommes, Mario. Surtout dans nos sociétés contemporaines, où l’on court sans réfléchir et on nie la mort qui pourtant est présente chaque jour. Mais as-tu déjà réfléchi à ce qu’est mon éternité. J’ai vu mourir ma femme, mes enfants, mes petits enfants. Dieu merci, mes descendants existent encore et ont fait leur vie. J’en rencontre encore de temps à autres mais ils ne me connaissent pas, ils m’ont oublié et je les comprends. Sais-tu combien il peut être pénible de faire son arbre généalogique à l’envers ? De plus me dit-il, dis-moi selon toi combien devrait durer l’éternité ? Pour quoi, pour aller où, pour rencontrer quoi ou qui ?
-          Pour certains ce serait d’enfin un jour connaître le monde pacifié, m’exclamais-je. Pour d’autres qui auraient raté leur vie, c’est de la refaire autrement, de rencontrer le grand amour qu’ils n’ont pas connu par exemple. Que sais-je encore !
-          Bien sûr que souvent chacun rêve d’un jour connaître un monde harmonieux et en paix ? Et pourtant, je vois ce monde passer sans s’améliorer. Les progrès techniques s’ils ont soulagé les tâches et le travail des hommes, n’ont apporté ni harmonie, ni équilibre, ni justice. Bien sûr, je ne désespère pas que nous y arrivions. Mais combien de siècle faudrait-il vivre et se battre pour un jour vivre ce rêve ? Ne crois-tu pas que nous laissons passer les choses, en espérant qu’elles viendront demain d’elles-mêmes parce que le temps aurait joué. Ceux qui n’ont pas rencontré le grand amour comme tu dis, ne l’ont-ils pas simplement laissé passer, n’ayant pas le courage de saisir la main qui se présentait, ou oubliant de le faire parce que préférant courir la frivolité. Crois-tu vraiment que l’éternité leur apportera une deuxième chance? Pourquoi ferions-nous plus tard ce que nous sommes incapable de faire dans le présent ?
J’étais ébranlé, je réfléchissais à ce que venait de me dire Eterno et reconnus que si, à l’occasion de décès de proches, je m’étais posé ces questions, j’avais renoncé à tenter d’y apporter une réponse. Quelle est la bonne durée d’une vie ? Les cinquante ans qu’avait vécus ma mère ? Les soixante ans de Paco. Les nonante ans d’Aamal ? Le bonheur est dans le présent et dans ce qu’on en fait pensais-je.
En fait, rêver d’éternité était une manière de se mettre en attente, en attente d’un monde qui viendrait seul. Le rêve de longétivité n’était-il pas simplement un renoncement, un manque de courage ?
-          Nier la mort, c’est bien souvent nier la vie, dit Eterno comme s’il lisait dans mes pensées.
-          Oui mais toi, dis-je légèrement agacé, quel est le sens de ton éternité ?
J’étais passé au tutoiement sans y réfléchir.
-          Ce n’est pas un privilège, contrairement à ce que tu penses, me dit-il. Nous sommes quelques uns à porter cette charge. Je t’ai dit combien cela m’était difficile. Crois-tu que c’était de cela dont je rêvais, mendier en me faisant passer pour un tuberculeux ? Nous sommes là pour témoigner, transmettre une histoire ou des histoires parfois oubliées et enfouies au plus profond. Justement pour dire aux hommes, n’attendez ni miracle, ni un temps qui ne viendra pas, faites aujourd’hui ce qu’il y a à fair, j’en ai trop connu qui ont attendu et sont morts sans avoir vu.
-          Vous êtes donc plusieurs, vous formez un groupe ?
-          Non, nous ne nous connaissons pas, mais je ne peux me croire unique, je pense qu’il y a d’autres Eterno dans d’autres parties du monde.
J’étais confus, je ne savais si je devais croire ce qu’Eterno me disait. Cela paraissait tellement incroyable, fantasmagorique et pourtant il m’inspirait confiance et je sentais que cela pouvait être vrai. De nouveau, Eterno, qui paraissait de nouveau soucieux, sembla lire dans mes pensées.
-          Mario, je t’ai dit quand nous nous sommes rencontrés que j’avais trois choses à te demander. Outre que je voudrais que tu t’occupes de Darline et que tu nous aides à nous débarrasser des trafiquants d’armes, je voudrais… que tu me soulages de ma mission, que tu prennes ma succession. Il te reviendra de témoigner et de transmettre la vie des prochaines décennies.
Je ne sus que répondre et désarçonné m’en tirai en lui demandant simplement de me laisser quelques semaines de réflexion.
-          Bien sûr, que sont quelques semaines face à l’éternité ? Ironisa-t-il.

Epilogue
Le lendemain de cette discussion avec Eterno, je quittai les sous sols et rentrai chez moi terminant ainsi après trois jours cette promenade commencée à la citadelle. Juste à temps, et cette fois sans faire de dégâts ni emprunter la voiture d’Ahmed, pour préparer la maison en vue du retour de Marlène. Je lui racontai tout ce que j’avais vécu ces derniers jours. Elle n’y crut que quand je l’emmenai à son tour dans les sous sols liégeois rencontrer mes nouveaux amis.
Depuis, je fréquente la communauté très régulièrement et suis devenu un des leurs.
J’avais émis une stratégie simple pour nous débarrasser des néo-nazis trafiquants d’armes, sans que nous ayons à les affronter directement et sans faire courir le moindre risque à la communauté. Ce n’est que tout récemment que le dénouement a eu lieu. Nous avons, à une douzaine, déménager toutes les armes et les munitions dans les caves de notre futur nouveau restaurant en Hors Château. Nous avions laissé un message en allemand : vos armes ont été transférées au 78 rue Hors Château, vous pouvez entrer par le volet métallique qui se trouve rue de la Poule.  Le matin du mardi 27 mars, j’étais allé voir un procureur, client de Como en casa, qui  avait organisé chez nous à la place Saint Etienne, le repas annuel de ses collègues. Je lui expliquai simplement que j’avais découvert ce stock d’armes en préparant l’aménagement du sous sol de nos nouveaux locaux et que j’avais constaté que les trafiquants y venaient un mardi sur deux et qu’ils y viendraient logiquement ce jour. Cinquante policiers furent mobilisés pour boucler discrètement le quartier. Seul deux hommes résistèrent et allèrent jusqu’à ouvrir le feu. Ils furent abattus sur place. Les autres furent arrêtés et déférés au parquet. Il s’avéra très vite qu’il s’agissait des mêmes néo-nazis qui avaient fait le coup de force dans l’usine Meister à Sprimont. Recrutés par le patron, ils avaient envahis les locaux de Sprimont, en chassant les ouvriers, détruisant leurs effets personnels et embarquant la production vers la nouvelle usine installée en Europe centrale. La police n’avait rien pu faire. Nous avions donc fait coup double ce 27 mars: justice était faite pour les travailleurs de Meister et  Eterno et ses amis pouvaient continuer leur œuvre en paix et en sécurité. Quelques jours plus tard les travaux démarraient dans notre bâtiment au coin de la rue de la Poule et de Hors château. Juste au dessus des souterrains qui abritent la communauté.
Je rencontre régulièrement Aamal et Alhem, je leurs apporte des friandises qu’elles adorent mâchouiller. Elles s’amusent parfois à me décorer la figure de teintures de leur fabrication. Elles s’inquiètent et me disent de prendre soin de moi et de venir me faire masser de temps à autres. Ahlem dit que si elle m’avait rencontré plus jeune, elle m’aurait épousé.
Il m’arrive souvent de croiser Darline en Hors Château, sa main dans la main de Paquita. Après tout, Paqui est pédopsychiatre et avait accepté, sans hésitation, d’accompagner la thérapie de Darline au quotidien. Quand elle me voit, Darline court et saute dans mes bras comme le font mes petites filles Elina et Elsa. La dernière fois, elle m’annonça toute excitée qu’elle aimait beaucoup sa nouvelle institutrice qui s’appelle Anwaar. Plus tard, Eterno m’apprit qu’en arabe, Anwaar signifiait rayon de lumière.
Aujourd’hui, Paquita et Darline sont devenues inséparables. Quand on les voit marcher dans les rues de Liège, Darline calquant sa marche et son allure sur celle de Paqui, on ne peut s’empêcher de penser à deux femmes touaregs fendant les vents et les sables du désert pour marcher vers le soleil.
Je me déplace souvent en Outremeuse pour prendre un verre avec Feri qui refuse de traverser le pont.
-           -Mon village c’est Outremeuse  et le centre de mon village c’est la place de l’Yser, me dit-il.

Enfin, au long de ces trois mois écoulés, Eterno et moi avons eu de nombreux et longs échanges. Aujourd’hui ma confiance en lui est totale et je lui ai donc fait part de ma décision quand à la proposition qu’il m’avait faite de lui succéder.
Il me fit promettre de garder le secret absolu sur la réponse que je lui ai donnée.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire