jeudi 5 avril 2012

Cachez-vous sous les bancs (4)


Eterno tenta de me rassurer et s’excusa de ne pas m’avoir mieux averti de cette rencontre avec Darline ; Il me raconta son histoire et me dit que sa mère l’accompagnait et qu’elle était entourée au mieux. Il pensait que j’étais mieux placé pour prendre contact avec des psychiatres spécialisés dans l’accompagnement des traumatismes lié à la guerre et à l’exil.
J’acceptais évidement de m’en occuper et de prendre les contacts nécessaires.
-          Je crois que je n’ai pas besoin de te présenter la personne qui va te guider dans la découverte des sous sols liégeois.
Je me retournais et fut complètement surpris. Feridoun !! Feri, ça alors!! Celui-ci riait de bon cœur, comme toujours et nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre nous embrassant avec force tapes dans le dos.
Je connaissais Feri, c’est ainsi que ses amis l’appelait, depuis une quinzaine d’année, quand nous l’avions engagé avec 11 autres réfugiés pour tenir différents rôles à l’intérieur de l’expo du CIRE en 1996
Feri était un personnage terriblement attachant malgré sa tête complètement hirsute. Il avait les yeux charbonneux, les sourcils broussailleux, un long nez courbé de travers recouvert de poils, Une barbe terriblement drue et qui ne rencontrait que rarement une lame gilette, autant d’attributs qui lui donnait l’apparence d’un mineur de fond. Il faisait penser immanquablement à Anthony Quinn dans ses rôles les plus trash. Mais Feri était d’une gentillesse à toutes épreuves et  dans tous ses rapports évitait avec doigté toute discussion qui aurait pu froisser ou contrarier son interlocuteur. Il avait fui son enrôlement dans l’armée iranienne dans les années nonante au moment où la guerre avec l’Irak menaçait encore. «  le gaz moutarde, c’est pas ma tasse de thé » me dit-il un jour.
Outre ses poésies qu’il écrivait la nuit, Feridoun dessinait et peignait avec un certain talent mais doutait qu’il eut pu en vivre. Il avait trop de passion pour se concentrer sur une seule. Il avait étudier tous les grands classiques de la philosophie et pouvait vous entretenir de Platon, de Spinoza, de Schopenhauer ou de Nietzsche. Ses amis évitaient le plus soigneusement possible les sujets qui pouvaient l’entraîner sur ce terrain car alors ils y passaient la nuit. Pour Feri, il était évident que tous ces philosophes étaient d’accord sur l’essentiel, à savoir que l’homme se construit et construit son identité dans sa relation et son opposition aux autres hommes.  L’homme était « un être social, une production sociale et rien d’autre », assénait-il. Il tenait pour acquit que ce qui opposait les grands courants philosophiques portait uniquement sur le fait de savoir si les hommes avaient pu construire au long de  leur histoire collective chaotique, un socle suffisant de valeurs communes qui puisse définir le comment vivre ensemble. « Visiblement, au vu du monde tel qu’il va, la réponse est non », pensait Feri, ». Il était persuadé que la solution se trouvait dans une synthèse alliant Spinosa et Kant  mais avait renoncé à aller plus loin dans ce domaine quand il découvrit que l’Europe et l’Occident était peu à peu envahis par les différents courants venus du Bouddhisme.
Ceux-ci, alliés aux grands courants psychanalytiques, avait réussi à se faire passer pour une non religion et convaincre les plus érudits que le bonheur était affaire de chaque individu qui avait à le trouver au fonds de lui. « Le bonheur et l’équilibre est à chercher dans la plénitude intérieure » proclamaient ces nouveaux courants. «  Je n’ai pas envie de chercher la vérité dans mon sperme et dans mes selles » avait décrété Feri.
Il s’était alors jeté à corps perdu dans l’étude des mathématiques et de la physique classique, espérant que ces sciences exactes ne se laisseraient pas contester par de doux rêveurs. Il y passait des nuits entières accompagné de ses bouteilles de whisky. Nous étions quelques uns à regretter sa période philosophique et à nous inquiéter pour sa santé. Surtout si nous le rencontrions le matin sortant de chez lui, hagard et plus hirsute que jamais, allant prendre son café chez ses amis turc « la seule méthode pour faire du bon café est la méthode turque » disait-il. Nous pensions que Feri sombrait peu à peu dans la folie. Il s’enivrait tant de whisky que de formules algébriques kilométriques. Il s’était mis à contester certaines équations d’Einstein en nous expliquant que suite à ces erreurs une grande partie du monde scientifique faisait fausse route et faisait perdre un temps fou au progrès et à l’humanité. J’étais privilégié parmi ses amis, car Feri voyant que je ne comprenais rien à son charabia avait décidé que j’étais un rêveur métaphysique irrécupérable.
Nous nous sentions impuissant à l’arrêter dans cette recherche  éperdue, fougueuse, désordonnée et insatiable de LA vérité. Nous crûmes tous qu’il était définitivement perdu quand il nous expliqua qu’il mettait au point, grâce à des algorithmes et autres outils mathématiques, une méthode qui lui permettrait de déterminer le nombre exact de galaxies que contenait l’univers. Que cette étape lui était indispensable pour contester les grandes théories popularisées par Hubert Reeves ou Albert Jacquard. Ceux-ci affirmaient que l’apparition de la vie bactérienne sur terre et son évolution vers le développement  de l’animal hors de l’eau et finalement l’apparition de l’homme et de l’intelligence étaient la somme d’une telle quantité de chances et de hasards qu’il était impossible que ce processus se soit reproduit sur une autre planète. « Tout cela c’est pour nous faire accepter la main invisible du marché » hurlait Feri.
Pourtant Feri survécut à ses dérives. Peu à peu, nous arrivâmes à le sortir de ses obsessions, à l’intéresser de nouveau aux plaisirs quotidiens, aux soirées et repas entre amis où nous évitions une trop grande disponibilité d’alcool. Ses amis turcs le prirent avec eux pour les aider dans leur petit restaurant et non seulement Feri se remit à la poésie mais aussi à dévorer nombre de romans qui ne menaçaient en rien son intégrité mentale. Il avait peu à peu retrouvé le sourire et le rire. De plus en plus ses phrases se terminaient alors par de grands éclats : ah !ah !ah !
-          Que fais-tu dans ces catacombes lui demandais-je ? Pourquoi vivre ainsi dans les ténèbres et les sous sols ?
-          Nous n’y vivons pas Mario, nous vivons, pour la plupart d’entre nous dans la vie normale, dans la ville. Ici c’est notre lieu de rencontre. Seule une minorité y vit, mais de façon temporaire, parce que nous jouons pour ceux qui en ont besoin, un rôle de refuge provisoire, le temps qu’ils retrouvent leur marque et leur capacité à affronter le quotidien. Pour le reste, quand nous venons ici, c’est parfois pour chercher de l’information, pour rencontrer d’autres membres de la communauté, pour aider dans telle ou telle organisation d’un service.
-          Mais vous voulez quoi ? Comment vous définissez-vous ? Tu parles de communauté mais dans quel sens ? Religieux ? Sectaire ?
-          Tu me vois moi dans une secte ? Un laïc comme moi qui ait fui un pays pollué par la religion et le fanatisme ? Ah, ah, ah, s’esclaffa Feridoun. Très sérieusement, nous sommes plutôt une ONG si tu veux une définition. Nous nous organisons pour aider. Notre première mission est de protéger les citoyens et la ville de toute menace extérieure. Dieu merci, elles sont peu nombreuses, mais elles existent. Eterno t’en parlera. Nous sommes de toutes nationalités, une bonne moitié des membres est de nationalité belge. Enormément de professions sont présentes: enseignants, comptables, avocats, médecins, historiens, informaticiens, diverses professions manuelles… Ne crois pas que ce sont des marginaux qui sont ici. Tiens ceux que tu vois là, me dit-il en me désignant une grande table autour de laquelle travaillaient une dizaine de personnes à l’aide d’ordinateurs et qui se retournèrent pour me saluer, sont la crème des informaticiens. Je crois bien que nous sommes les plus pointus en matière de recherche d’informations et de base de données. Ils sont un peu hackers, mais c’est pour le bien du peuple Ah ! Ah ! Ah.
-          Retrouvant son sens de l’humour il me dit : tu vois Mario, moi je trouve que ces sous sols sont la traduction la plus concrète de ce qu’est le matérialisme historique ah ! Ah ! Ah ! Ici toutes les dialectiques sont à l’œuvre ! la dialectique du réel et du caché Ah! Ah ! Ah ! de la clarté et des ténèbres ! De la loi et de la liberté ! Ah ! Ah ! Qui est libre Mario, ceux qui vivent dans la lumière, au grand jour, ou ceux qui sont dans les ténèbres mais voient ce que beaucoup ne voient pas ? Ah ! Ah ! Ah ! 
Je crus que de nouveau Feri avait replongé dans la folie. Mais il riait et me guidait de souterrain en cave, de la gare du Palais où il m’expliqua « nous avons perdu un beau morceau de territoire avec le parking du Crowne Plaza, » nous redescendîmes vers les énormes sous sols de Saint Léonard et allâmes jusqu’aux locaux souterrains qui a une époque étaient occupés par la SNCB à Vivegnies. « Qui de la SNCB sait encore que ces beaux locaux existent ? » me dit Feridoun. Partout où nous passions, des gens s’affairaient, paraissaient occupés, se retournaient sur notre passage et me saluaient en souriant, comme si ma venue avait été annoncée.
-          Tu vois cette belle salle carrelée de jaune, regarde ces bouteilles.
De fait, il y avait là des centaines si pas des milliers de bouteilles telles que celles rencontrées à la citadelle.
-           Ce sont les histoires de tous ceux qui sont passé ici, m’expliqua Feri, que peut-être dans plusieurs diziane d’années  les gens qui les découvriront, découvriront avec elles une histoire dont on ne parle jamais.
-          Une sorte de musée des immigrés ou de l’immigration lui suggérai-je ?  
-          Non Mario, ici, dans notre communauté, les termes immigration, sans papiers, réfugiés ont été bannis. La société et le pouvoir ont tellement criminalisé ces termes qui désignent les étrangers, que nous préférons ne plus les employer. Nous parlons de la population mondiale en mouvement par exemple. Cela remet tout le monde sur pieds d’égalité. D’ailleurs beaucoup viennent ici pour cela. Ici ils ne sont plus des étrangers ou des demandeurs d’asile, ils sont Joseph ou Jean, Marie ou Aïcha, ils sont père ou mère, ils sont comptable, médecin ou journaliste. Ici ils ne sont plus les parias qu’on a fait d’eux à la surface. Ils viennent respirer et retrouver leur véritable identité.
Feri voulu m’emmener vers d’autres endroits mais j’étais passablement fatigué, il était près de minuit et je voulais qu’on me dise clairement ce qu’on attendait de moi. Nous retournâmes dans les caves Hors Château
-          un bon repas nous attend Mario.  Eterno te dira le pourquoi il t’a fait venir. Saches juste une chose, regarde ce tunnel très large là-bas, c’est un endroit où nous n’allons plus car trop dangereux mais que nous voudrions récupérer. Eterno t’en dira plus.
Il était évident que je ne rentrearis pas chez moi ce jour là et que je serais amener à passer la nuit dans cet endroit. Je m’y sentais maintenant en sécurité, ne fut-ce que par la présence de Feri. Marlène était en traduction en Allemagne encore pour deux  jours, je n’avais aucune contrainte.
Dans une salle merveilleusement décorée, une magnifique table était dressée.
-          Réjouis-toi me dit Feri, tu vas avoir droit à un buffet des nourritures du monde.
-          Evidemment si vous me prenez par les sentiments.
Eterno s’inquiéta de savoir si la visite m’avait intéressée.
-          Bien sûr dis-je, c’est surprenant et je veux vraiment croire que vos visées sont pacifiques et démocratiques. J’aimerais rencontrer ces gens, faire connaissance et en savoir un peu plus sur leurs motivations à eux mais aussi les vôtres et le pourquoi vous m’avez attiré ici. J’imagine que même si j’y accorde énormément d’importance, vous aviez d’autres choses à me demander que d’aider Darline ?
Eterno paraissait soucieux. J’étais frappé par le ton mat de sa peau et sa couleur entre le brun et le noir. La peau du visage n’avait aucune ride et semblait complètement imberbe et cela m’avait déjà frappé lorsqu’il circulait dans Liège avec son masque médical. Il se caressait le menton, semblant chercher ses mots.
-          Est-ce que Feri t’a montré le tunnel que nous ne fréquentons plus, que nous aimerions récupérer ?
    J’acquiesçai.
-          Des armes y sont entreposées, Mario. Pas par nous, rassure toi. Il y a là toutes sortes d’armes de guerre, des mines anti personnelles, des mitrailleuses, bazookas, pistolets et que sais-je encore. Il y a des dizaines de caisses de munitions de toutes dimensions des explosifs en tout genre. Un mardi sur deux, toujours à la même heure précise, des groupes viennent en prendre ou en déposer d’autres. Ils sont parfois encagoulés, des croix nazies sont tracées sur leur vêtement, ils parlent allemand. Ils ont une dégaine et un physique terrifiants. Il est évident qu’ils sont entraînés au combat et qu’ils savent manier ces armes. Quand ces mardis approchent, nous sommes sur le qui-vive et déménageons la plupart d’entre nous vers les sous sols de la chartreuse pour ne prendre aucun risque. Cela nous prend énormément de temps et d’énergie.
-          Mais c’est terrible dis-je. Et évidement vous ne pouvez faire appel à la police, ce serait vous découvrir !! Mais que pourrait-on faire ?
-          - C’est justement la deuxième chose que nous voulions te demander Mario : Aide-nous à nous en débarrasser.
Je me demandais s’il n’y avait pas erreur sur la personne, mais je connaissais aussi depuis longtemps mon incapacité à dire non quand il s’agissait d’aider.

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