mercredi 2 mai 2012

Et je devins boulanger (2)


Peu à peu, je m’habituai au rythme et aux horaires de travail. La fin août approchant, je dus annoncer ma décision définitive de renoncer à l’école de jour pour signer un contrat d’apprentissage de trois ans. J’aurais deux après midi de cours, un de cours généraux, un autre de cours techniques.
Je me levais donc chaque jour vers deux heures trente - deux quarante cinq, pour commencer mon travail à trois heures. Quand j’arrivais au four, Gilbert avait déjà fait tourner un pétrin et nous pouvions commencer le pesage et façonnage après avoir rempli les armoires de paniers et de platines. Nous, c’était Pierre et moi. Fernand avait déserté l’atelier pour reprendre sa tournée de livraison. Au moment où j’avais débuté, il ne faisait que remplacer Pierre qui avait pris une semaine de vacances. Les autres livreurs avaient pris chacun une partie de la tournée de Fernand et Fernand ferait de même pour eux quand ils prendraient leur congé. Les congés d’été étaient donc une période  compliquée pour l’organisation du travail et il était exclu que quelqu’un prenne plus d’une semaine de vacances.
Pierre était le neveu d’Andrée et de Gilbert, les patrons. Il était le fils de Germain, un des camionneurs livreurs, frère d’Andrée, dont le nom de famille était Vandermaelen. Je m’aperçus d’ailleurs assez rapidement, que tous les travailleurs de cette boulangerie appartenaient à la famille. L’autre camionneur livreur, Marcel, était le cousin germain de Gilbert dont le nom de famille était Evrard. Nous étions donc à cette époque trois à travailler à la production : Gilbert, Pierre et moi et trois aux livraisons, Fernand, Germain et Marcel, dans la boulangerie Evrard-Vandermaelen. Pour compléter le tableau, il faut ajouter la présence permanente, dans la cour par beau temps, dans le fournil par temps froid, d’Albert VDM, père d’Andrée, d’origine flamande, fondateur de la boulangerie. Il habitait avec sa femme Marthe la maison d’à côté, mais une porte au fond de sa cour lui permettait d’accéder directement à la boulangerie. Malgré ses quatre vingt cinq ans, Albert passait une bonne part de ses journées à balayer la cour ou le fournil ; dans la cour il s’agissait de ramasser les mies de pain tombées des chariots, dans le fournil la farine qui volait partout. Il parlait peu et veillait à ne pas marcher sur les plates bandes de son beau fils qui avait pris sa succession. Marthe se montrait peu et heureusement, car presque chacune de ses apparitions donnait lieu à des incidents avec nous et les deux ouvriers qui plus tard viendraient renforcer l’équipe de production.
Pierre Vandermaelen était âgé de 18 ans, il avait un  handicap aux jambes qui le faisait marcher sur la pointe des pieds, ses talons ne touchaient pour ainsi dire jamais le sol. Cela ne l’empêchait pas de se déplacer vite et d’être très efficace dans le travail. Il avait les yeux rieurs et était gentil et amitieux. Il était dans la boulangerie comme un poisson dans l’eau, m’aidait quand il le fallait. J’appris plus tard que Germain, son père, avait lui aussi exploité sa propre boulangerie, mais son penchant pour la guindaille et les femmes l’avait conduit à la faillite. Gilbert avait alors absorbé sa clientèle et engagé  Germain comme livreur. Pierre VDM avait donc grandi pour ainsi dans le « four » de son grand père d’abord et de son père ensuite et connaissait toutes les facettes du métier. La pelle, la spatule, le rouleau à tarte et la poche à douille étaient pour lui des prothèses qui l’avaient accompagné dès son plus jeune âge.
Pierre aimait aussi s’amuser, sortir, danser, et avait une petite amie prénommée Laurette. Elle allait sur ses 17 ans. Pierre me parlait souvent d’elle et de leurs rencontres. Je fus méticuleusement tenu au courant de l’évolution de leur relation. Je suivis au long des semaines, grâce aux récits détaillés de Pierre, leurs découvertes corporelles mutuelles, l’évolution de leurs caresses et de leurs jeux érotiques. Souvent, Pierre arrivait le matin avec un sourire béat sur la figure et les yeux à demi fermés de fatigue. Jusque six ou sept heures du matin, nous travaillions sans prononcer un mot, dans un état second, comme des somnambules.
Le lundi était la journée de travail la plus courte. Nous ne produisions aucune pâtisserie. Nous terminions la dernière fournée vers 9 heures trente ou 10 heures et le temps de nettoyer, je rentrais à la maison vers 11 heures. Le mardi, nous préparions, après le pain, dix à douze kilos de pâte feuilletée qui nous servirait pour les pâtisseries de fin de semaine. J’appris, peu à peu, à faire la pâte feuilletée qui devint d’ailleurs, après quelques mois, mon domaine réservé. Nous disposions d’un petit pétrin de 30 kilos qui nous permettait de mélanger les petites quantités de pâtes pour les petits pains briochés, les pistolets, les baguettes, mais aussi les pâtes à tartes, les pains spéciaux et la pâte pour feuilletés.
La pâte feuilletée était la pâte dont la recette était la plus simple puisque nous n’ajoutions à la farine que de l’eau et du sel. Quand tout était mélangé, de façon plus ou moins homogène, nous arrêtions le pétrin pour éviter que la pâte ne devienne trop élastique. Ensuite, après l’avoir laissée reposer une demi-heure, il s’agissait de l’étendre sur le marbre, de couvrir le tiers du milieu de la nappe ainsi obtenue de beurre qu’on appelait beurre de tourage ou beurre de feuilletage. Il s’agissait en fait d’une graisse à base d’huile de palme qui s’étendait facilement sans se déchirer. Nous reliions sur le beurre un deuxième tiers de nappe que nous recouvrions également de beurre et sur lequel nous repliions le troisième tiers. Dès cette opération terminée, nous donnions à la pâte son premier tour : il s’agissait de nouveau d’étendre la pâte sur le marbre, sur tout le marbre dont la dimension était d’un mètre vingt sur quatre vingt centimètres, et de replier la nappe en trois dans le sens de la longueur et en trois dans le sens de la largeur. Ca s’appelait un tour de neuf, il fallait en « donner » - c’était le terme employé – trois.. Il existait d’autres méthode de tourage, par exemple le tourage en croix, mais dont nous considérions le résultat de piètre qualité. Peu à peu, le métier venant, je mettais un point d’honneur à ce que ma nappe soit parfaitement rectangulaire, évitant les arrondis au coin, pliée de façon impeccable, brossée et débarrassée de la farine de séchage entre chaque pli. Le mardi même, après le graissage des platines, je donnais un second tour à la pâte, la réemballait dans une grosse feuille de plastique et la remettait dans la chambre froide.  Je lui donnais son troisième et dernier tour dès que je pouvais disposer de quinze minutes le mercredi matin. En chambre froide, la pâte feuilletée pouvait se conserver deux à trois semaines. Nous en prélevions des morceaux selon nos besoins. J’étais furieux quand parfois, je constatais qu’on avait coupé un morceau de pâte n’importe comment, qu’on l’avait « déchirée », (« déchirer » une pâte était l’erreur professionnelle impardonnable, quelle que soit la pâte), mal emballée et que de ce fait, le bord avait parfois séché ; ou quand Gilbert lui-même, pour prendre de l’avance, donnait le troisième tour le mardi soir et que la pâte était mal pliée, certaines feuilles étant alors plus courtes que d’autres. C’était exactement comme si le premier pli d’une nappe n’était pas exactement en son milieu, tous les autres plis étaient décentrés. A force de critiquer et de me plaindre du travail bâclé, j’obtins que plus personne ne touche à mon feuilleté et que l’on passe obligatoirement par moi pour en faire des prélèvements.
Le mardi, nous terminions la journée vers 13heures ou 14 heures, car, au-delà du pain,  nous devions graisser les platines. Le mercredi, nous préparions déjà, après la dernière fournée, les pâtisseries à base de feuilleté : frangipanes, coins aux abricots et tartelettes au maton par exemple, nous mettions cuire les fonds feuilleté pour certaines tartes et les feuilles qui allaient nous servir pour les glacés. Nous cuisions également les quinze à vingt litres de riz pour nos tartes du lendemain.
Le jeudi, nous confectionnions tartes et pâtisseries pour les tournées du vendredi, mais aussi quantité de pains briochés et de pistolets. Les spécialités de la maison étaient la tarte au sucre et la tarte au riz, mais nous faisions également de nombreuses tartes au fruit ou à la crème pâtissière. Notre préparation de riz pour la tarte était tout à fait particulière : nous cuisions le riz dans du lait et laissions refroidir. Nous ajoutions ensuite les jaunes d’œuf (trois par litre de riz) le sucre (150 gr par litre) battions les blancs en neige et mélangions le tout après y avoir ajouté de l’essence d’amandes ou d’orange selon les souhaits des clients. Cela donnait un riz très léger, que nous versions dans les fonds de tarte et mettions cuire dans un four chauffé à vif. Il fallait saisir et coloré, une cuisson rapide évitait que le riz ne sèche. Grosso modo, le jeudi nous « sortions » 120 à 150 tartes. La journée se terminait vers 16 heures, elle avait commence à 3 heures le matin. La journée la plus longue était celle du vendredi, nous devions « sortir » plus de deux cents tartes, quand il n’y avait  pas de commandes spéciales, et quantité de pâtisseries : cygnes, merveilleux, bavarois de toutes les couleurs et saveurs, éclairs au chocolat mais aussi pains briochés,  piccolos, pistolets, cramiques, craquelins, couques aux raisins, … Souvent s’ajoutaient à cela des gâteaux à la crème au beurre, ou aux fruits et à la crème fraîches, des marbrés (que j’adorais également préparer) et autres gâteaux. Inutile de vous dire que quand se présentaient les mois des communions solennelles, de mariage, de fêtes de Pâques ou de Noël, les journées du jeudi et du vendredi se terminaient parfois vers 22 ou 23 heures. Il est arrivé plus d’une fois que nous passions la nuit, sans rentrer à la maison, sans dormir, et relancions la production de pain sans avoir fait la moindre pause.
Le samedi était de nouveau une journée assez courte – le magasin n’ouvrait pas le dimanche et il n’y avait pas de livraison à domicile, sauf exception. Nous étions une boulangerie avant tout. Nous ne produisions que les pâtisseries les plus courantes, nous ne faisons ni chocolateries, ni confiseries, ni pâtisseries fines, ni pièces montées (c’est au cours que j’appris ces autres techniques). La clientèle était dispersée dans les villages des alentours, population ouvrière et rurale, aux goûts simples et qui  souvent, privilégiait la quantité à la qualité. La nourriture, et en ce compris les pâtisseries,  se devaient d’abord d’être simples et nourrissantes.
Le travail était éreintant, les horaires épuisants. A certaines périodes, j’étais obsédé par le sommeil et je me demandais si un jour viendrait encore où je pourrais dormir, dormir, dormir. A côté de mon travail, j’avais mes copains que je voyais peu, mais surtout je m’étais engagé dans un mouvement de jeunesse qui me prenait beaucoup de temps et j’avais moult réunions en soirée. Je rentrais parfois à minuit et plus et me levais à deux heures trente le matin. Quand je rentrais du boulot, quelque soit l’heure, je m’effondrais et dormais profondément. On me réveillait vers 17 heures pour que j’aille retravailler deux heures pour couper et emballer les pains, et ensuite, j’allais à mes réunions. J’avais ainsi des horaires complètement décousus. J’avais l’impression de vivre dans l’ombre et l’obscurité, dans un état second, pendant que mes frères et mes amis paraissaient avoir une vie normale, se reposaient quand ils étaient fatigués et s’amusaient dans les soirées au lieu de s’endormir comme c’était mon cas.
A cette fatigue qui m’empêchait de raisonner sereinement, ou du moins aussi normalement que possible, je vivais les doutes et les tourments de mon âge. Celle qui était ma meilleure amie et qui pour moi était plus qu’une amie, m’annonça qu’elle était enceinte du guitariste d’un groupe de rock de la région. Ce fut mon premier chagrin d’amour, j’eus l’impression que le monde s’effondrait. Après cette déception, l’amour m’obsédait. Allais-je rencontrer un jour la femme de ma vie ? Pas en tout cas durant les trois années que je passais à la boulangerie

Un jour, alors que nous n’étions que nous deux dans l’atelier, enfournant les pains à la pelle, Pierre, qui n’avait pas encore ouvert la bouche durant les cinq heures que nous avions déjà prestées, me dit tout de go « J’ai fait l’amour avec Laurette sur le siège arrière de la voiture de mon père. Je crois que je ne me suis pas retiré à temps et que le premier jet est allé à l’intérieur, j’ai peur qu’elle soit enceinte. » Il ajouta, « Ça a été tellement vite, je ne m’y attendais pas ». Il souriait en haussant les épaules, l’air de dire, quelle histoire !!!Je savais que Pierre n’inventait rien. Je sentais poindre chez lui à la fois fierté et inquiétude. J’étais trop au courant du cheminement des dernière semaines et de la progression de leurs attouchements et de ses découvertes sous vestimentaires pour douter de ce qu’il venait de m’annoncer. A sa place j’aurais été catastrophé. Il prit cependant la chose avec philosophie et attendit sereinement de savoir ce qui allait se passer. Six semaines plus tard, Pierre annonçait son mariage avec Laurette qui était enceinte d’un garçon, elle aurait dix huit ans quelques jours avant l’accouchement. Je fus invité à la fête. A cette époque, presque toutes nos copines de 17 ou 18 ans se retrouvaient enceintes et se mariaient précocement, avec des garçons qui avaient toute autre chose en-tête. On commençait à parler pilule contraceptive, mais elle ne s’adressait certainement pas aux jeunes filles. Le rock et la pop avait initié le triomphe du jeunisme, la permissivité s’élargissait. Les mariages et les divorces se firent de plus en plus précoces.
Pierre et Laurette prénommèrent leur premier garçon Michel. Ils reprirent une petite boulangerie dans un village des environs et conduisirent suffisamment bien leur barque pour en vivre pas si mal que cela. Dix neuf ans plus tard, Pierre VDM se retrouva en chaise roulante, complètement paralysé des jambes, on ne pouvait plus rien y faire. Michel, son fils prit la relève à la production, Pierre l’aidait comme il pouvait dans sa chaise. Il passait les après midi sur le trottoir devant le magasin, à bavarder avec les uns et les autres, toujours avec le sourire et la gentillesse que je lui avais connu. De temps en temps, je m’arrêtais pour le saluer et nous souvenir du passé. Laurette accoucha de deux autres enfants qui, sans aucun doute, furent conçus dans le lit matrimonial et non plus à l’arrière d’une Ford Taunus. De chacune de ses grossesses, Laurette garda quelques kilos. De jeune fille elle devint une femme ronde et forte,  portant la maisonnée, servant au magasin, appréciée des clients et du village tout entier.
Pierre parti, Gilbert engagea Simon, qu’il connaissait déjà bien, puisque Simon avait été, comme moi, son apprenti. Simon avait la trentaine, une allure de rockeur, les cheveux roux coiffé à la Elvis Presley. Nous allions devenir avec Jean Luc, autre rockeur, à la tête frisée façon Jimmy Hendricks, qui nous rejoindrait plus tard, de véritables amis et complices dans une aventure qui ne faisait que commencer.
Après les fêtes de fin d’année où nous avions travaillé de façon absolument démente, je dus me rendre chez le médecin, victime d’épuisement. J’avais des vertiges fréquents, des maux de tête et fit part à Gilbert de ma peur de m’effondrer sur la taule du four. Après une prise de sang et différents examens, le docteur Jounet conclut à une anémie mais fit part à mon père de sa crainte que je ne sois en dépression profonde. Il me conseilla de trouver quelqu’un à qui parler et de négocier une réduction de mon temps de travail. Je restai six semaines au repos et repris ensuite le travail sans aucun changement de rythme.
Après Jean Luc, une autre personne allait nous rejoindre les WE à la production. Avec lui vinrent les incidents permanents et les tensions. Après coup, nous pûmes les juger risibles même si plus d’une fois, on évita de justesse la catastrophe.
A suivre…

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