jeudi 24 mai 2012

Et je devins boulanger (4 et fin)


Un jour, Gilbert me demanda de l’accompagner chez sa vieille mère. Il avait été alerté par Marcel, son cousin livreur, qui passait deux à trois fois par semaine prendre son café chez sa tante Denise, mère de Gilbert.
Quand nous arrivâmes chez Denise, nous la trouvâmes en pleur, complètement frigorifiée, son feu au charbon s’était éteint, pas moyen de le rallumer depuis deux jours. La maison était vieille, petite, mal isolée, il y faisait plus froid que dans la chambre froide de la boulangerie. Nous amenâmes donc Denise qui s’installa ainsi pour plusieurs mois chez Gilbert et Andrée. Celle-ci n’appréciait pas trop la présence permanente de sa belle mère, d’origine paysanne, dans son intimité. Denise se faisait discrète et passait ses journées au fournil pour nous y aider comme elle pouvait. J’en parle, car je m’attachai à Denise, cette pauvre vieille, le menton en galoche, le corps plié sur le côté gauche du fait de problèmes à la hanche et elle-même d’ailleurs s’était attaché à moi et nous vivions ainsi une forte complicité. Dans le fournil elle était au chaud, de temps en temps, nous dégustions en cachette des pâtisseries qu’elle écrasait comme elle pouvait avec ses mâchoires édentées. Gilbert était heureux de voir sa mère en sécurité et pas trop seule dans l’ambiance froide et hostile que développait Andrée.
La boulangerie Evrard-Vandermaelen connut dés ma deuxième année d’apprentissage une très forte expansion. Coup sur coup, trois artisans boulangers durent cesser leurs activités propres pour des raisons techniques :
Le premier d’entre eux, Prosper Melon, que tout le monde appelait Lucky Luck, âgé de plus de septante ans, se retrouva sans four, le sien ayant définitivement rendu l’âme. Il avait un minuscule atelier, encombré, d’une crasse indescriptible, sombre et où la farine n’avait plus été balayée depuis des années. Les cafards courraient partout et l’odeur dominante quand on entrait était le rance. Quand nous le visitâmes pour y récupérer du matériel, nous constatâmes que rien, n’était récupérable. Depuis des lustres Lucky Luck, vivait seul,  fabriquait son pain seul et partait ensuite le livrer. Une septantaine de pain par jour et deux tournées de clients qu’il livrait avec une vieille Ford Taunus break.  Invariablement, Lucky portait un costume de gros velours, une cravate ficelle et un chapeau style cowboy, des santiags et une moustache à la Dali mais que lui portait blonde, épaisse et brunie par le cigarillo qu’il avait constamment au coin de la bouche. Prosper demanda à Gilbert de lui cuire son pain, qu’il continuerait à livrer et ils trouvèrent un arrangement. Cela nous fit donc quelques kilos de production supplémentaire.
Le petit fils de Melon, Jacques, fit la même démarche. Il était propriétaire d’une boulangerie de village, son four demandait à être réparé et voyant que le deal entre son grand père et Gilbert avait l’air de fonctionner, il fit le même marché avec Gilbert et un pétrin de deux cents kilos vint s’ajouter à notre production.
Louis et Ghislaine étaient des cousins d’Andrée installé dans la même ville et exploitant une petite boulangerie non loin de chez nous. Leur mode de vie et de travail étaient à l’exact opposé de celui de Prosper. Si ce dernier trainait avec lui la réputation d’avoir forniqué au moins une fois avec chacune des ses clientes qu’il livrait en journée, donc en l’absence du mari - du reste cette réputation de coucheur  accompagnait tous les livreurs  - ce n’était pas le cas de Louis. Quand on les observait, il apparaissait évident que Ghislaine portait le pantalon, que Louis lui était aussi soumis qu’un enfant et si d’aventure il jouait là un double jeu, il n’y avait aucune chance pour qu’il en profite car Ghislaine l’accompagnait dans ses tournées de livraison et le tenait à l’œil dés la première heure jusqu’à la dernière de la journée. Leur atelier de boulangerie était aussi opposé à celui de Prosper que ne l’était le mode de vie.  Quand je le visitai pour la première fois, alors que la porte d’entrée de l’atelier était assez semblable à la nôtre, j’eus des difficultés à y voir un fournil. Il y faisait propre comme dans une salle à manger. Pas une poussière de farine n’y traînait, les diverses surfaces, y compris la devanture du four, était garnies de napperons blancs immaculés,  les platines semblaient comme rangées dans un vaisselier…On eut dit une pièce à vivre, un décor pour pièce de théâtre  et il était difficile d’imaginer qu’on y avait pétri, fariné, graissé des platines et défourné du pain.
Désormais, même le lundi, nous cuisions jusque 12h ou 13 heures, car à ces sous traitances, vinrent s’ajouter de nouvelles clientèles que Gilbert avait repris d’autres boulangers en fin de parcours. C’était les débuts des grands chambardements dans le monde artisanal à cause de la concurrence des grandes surfaces qui s’installaient dans la région. Gilbert avait fait le pari que pour s’en sortir, il fallait grandir. L’équipe que nous formions avec Simon fut renforcée avec l’arrivée de Jean Luc, plus spécialisé en pâtisserie qu’en boulangerie, fanatique d’Eddy Merckx et d’Anderlecht à un point qui était insupportable au commun des mortels et faisait de lui un raciste stupide et violent dés que Gimondi ou tout autre Ocana menaçaient la première place de son idole. Ce fanatisme irrationnel nous valut des journées de tension terribles qui empoissonnaient l’ambiance. En dehors des périodes cyclistes, nous formions un trio de bons amis solidaires.
L’expansion changea très fort l’ambiance de travail et les rapports avec la famille de Gilbert et Andrée. La production et la productivité était devenue nos plus un plaisir mais une pression constante. Nous râlions tous les trois de voir le travail bâclé, les fours poussés à fond, les pains trop vite enfournés et trop vite cuits. Nous n’eûmes aucunes difficultés avec Lucky Luck qui abandonna très vite ses tournées pour les céder à son petit fils Jacques. Mais tant celui-ci que Louis et Ghislaine se plaignaient – auprès de moi, n’osant le faire auprès de Gilbert - du résultat et du pain que nous leur fournissions. Quand vous enfourniez des pains sur le four (sur la pierre) en les serrant trop près l’un de l’autre, ceux-ci collaient ensemble, se « mariaient » et lors du défournement, il fallait les séparer et la mie apparaissait, souvent sur quatre côté. On appelait cela une « brisure ». Ni Jacques, ni Louis et Ghislaine  ne voulaient de brisure dans leur pain. Il voulait un pain rond, pas trop étalé, mais plutôt bien boulé, doré sans noirceurs et surtout sans brisures.
J’eus, un jour que la production leur apparut bonne, le malheur de dire que j’avais assuré la forme et la cuisson. Je devins dés lors leur interlocuteur, le confident de leurs mécontentements, le réceptacle de leur doléance, le responsable du résultat. Nous faisons, avec Simon et Jean Luc, l’impossible pour assurer un bon travail et nous arrangions autant que faire se peut, pour écarter Gilbert des tâches stratégiques tels que façonnage et enfournement. Ce n’était pas toujours simple.
Peu à peu, Louis et Ghislaine firent leur deuil de leur métier et leur clientèle fut répartie parmi les trois livreurs. Jacques Malon, avait acheté un petit bâtiment industriel et y installa une toute nouvelle boulangerie, avec un magasin comme nous n’en avions jamais vu. Son fils avait terminé ses études de boulanger au Ceria à Bruxelles et leur commerce prospéra d’année en année.
J’étais devenu un professionnel. Notre formateur de pratique professionnelle, nous invitait souvent dans son fournil où nous échangions entre apprentis nos bonnes pratiques. J’étais de loin le boulanger le plus formé, mais d’autres étaient bien plus forts que moi en pâtisserie, en chocolaterie ou en confiserie. Nous nous formions l’un l’autre. Mais nous en profitions aussi pour partager nos «états d’âme.
A une époque, de grands travaux de voierie eurent lieu dans le quartier ou se trouvait la boulangerie. L’entrepreneur chargé du carrelage des trottoirs, demanda à Gilbert s’il était possible que les ouvriers utilisent ses grands garages pour se changer, y entreposer leurs effets et y prendre leur repas. Nous nous retrouvâmes ainsi durant quelques semaines, avec une dizaine d’ouvriers carreleurs (beaucoup d’origine italienne ou portugaise). Quand je quittais mon travail, je les voyais et admirait leur savoir faire, la vitesse avec laquelle ils posaient le ciment, mettaient de niveau, passaient au carrelage suivant.
Après quelques jours, où ils se sentirent plus à l’aise avec Gilbert, ces ouvriers, avant d’aller travailler, venaient nous voir et nous regardaient travailler. J’étais le plus souvent au façonnage. J’avais acquit une technique et une vitesse d’exécution phénoménale. Une automaticité des gestes et une aisance absolue. Finis les doigts du début qui collaient à la pâte et dont je n’arrivais pas à me dépatouiller. J’arrivais à « sécher » la pâte (on appelait sécher la pâte le fait de l’empêcher d’être collante) avec une infime quantité de farine dont je faisais un nuage plein de finesse. Finis d’écraser le pâton du poing, je les laissais reposer en les dispersant sur la table et dés qu’ils amollissaient, je les faisais tourner et virevolter du bout des doigts, sans avoir l’air d’y toucher et les retournaient dans les paniers où les disposait sur les plaques. Un jour un ouvrier carreleur s’exclama « vous avez des doigts en or ». J’en fus troublé, je ne m’y attendais pas, je n’y avais pas réfléchi vraiment, mais cela m’émut. Ce vous avez des doigts en or, était presque un couronnement. Moi, dont on disait qu’il ne serait jamais un manuel,, j’étais devenu un artisan, un professionnel, un boulanger de chez boulanger.
Epilogue
A l’époque, j’étais payé 500 frs/mois et c’était le cas pour la plupart d’entre nous, apprentis, dans quelques professions que ce soit, quelques soient les heures assurées, quelque soit notre niveau de formation. Or, je n’avais plus grand-chose à apprendre au-delà de la première année. J’étais devenu aussi efficace que n’importe quel ouvrier et sans doute plus agile et rapide vu mon jeune âge. De plus, les formations m’apportaient des informations sur des nouveautés technologiques. Les visites d’entreprise de productions de matières premières ou de technologie en boulangerie m’ouvraient un savoir auquel ni Gilbert ni Jean Luc et Simon n’avaient accès. Je maudissais l’exploitation dont j’étais, nous étions, victimes. Le fait de côtoyer son patron chaque heure de chaque jour, ne rendait pas le conflit et la revendication possibles. André Vermeulen, un autre apprenti boulanger devint aussi actif que moi dans le développement du « syndicat des apprentis » dont j’avais lancé l’idée. Il fallut encore attendre 4 ans avant que le nouveau statut fut élaboré et mis d’application. A l’époque, il prévoyait qu’aucun apprenti ne pouvait gagner moins de 4500fb/mois (j’en gagnais 500) la première année et ce salaire allait progressant les années suivantes.
André Vermeulen ne connut pas le nouveau statut. Il s’était tue sur la route avec sa nouvelle voiture.
Après mon apprentissage, je quittai la boulangerie, on m’avait proposé de devenir permanent dans un mouvement de jeunesse défendant non seulement les apprentis mais les jeunes dans quelques secteurs qui soient : la JOC. J’y appris un tout autre métier : celui de l’animation, de la militance, de l’organisation … On disait de la JOC qu’elle était l’université des jeunes travailleurs. C’était vrai.
Je retournai deux fois, durant chaque fois une semaine, travailler chez Evrard-Vadermaelen. Presque immédiatement, je retrouvai les gestes et les automatismes.
Trois ans plus tard, ma mère m’apprit que la mort de Gilbert. Cette annonce me prit au dépourvu, mon frère aîné se moqua arguant que je n’allais pas pleurer mon ancien patron quand même ! J’écrivis un mot de condoléances à Andrée et toute la famille, qui fit pleurer ma mère.
Plus tard, je revis de temps en temps Fernand qui avait repris les affaires, avait diminué la production pour travailler avec le moins d’ouvriers possible. Fernand paraissait traîner avec lui une tristesse sans fin.
Un jour, je rencontrai Fernande et André, derrière un étale sur la marche. Ils vendaient de faux bijoux et des verroteries  qui leur permettaient de se faire un complément de revenus. Fernande me raconta en détail sa rupture avec sa famille, à la mort de son père. Elle avait malgré tout gardé son sourire et sa bonne humeur, et semblait porter un André complètement passif
J’allai enfin saluer Andrée. Elle avait vieilli, se tenait au coin du feu, et on sentait que l’énergie l’avait abandonnée. Albert et Marthe, ses parents étaient morts eux aussi, ainsi que Denise la maman de Gilbert. Andrée me dit qu’elle n’avait que de bons souvenirs de la période où j’avais travaillé chez eux.
Elle me permit d’aller revoir le fournil. Il était propre. Rien n’avait changé si ce n’est une nouvelle lamineuse pour étendre les pâtes. Je fermai les yeux longtemps, je retrouvai les bruits des platines qui claquent, des coups de spatule qui découpait la pâte, de la bouleuse qui tournent, les rires de Simon et de Jean Luc, les cris d’André lors de l’accident, le bruit de la taule qui roule sur ses rails. Je songeai au chemin parcouru depuis, aux combats menés, aux milieux parfois prestigieux que j’avais fréquentés, aux voyages dans le monde, à celui que j’étais devenu et que je n’aurais jamais été si j’étais resté boulanger.
Je respirai, elle était là, faible mais bien présente. L’odeur, cette même odeur qui m’avait accueillit le premier jour, il y a si, si longtemps. Et pourtant il me semble encore que c’était hier.

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