lundi 21 décembre 2015

Journal d'un restaurateur (5)

Il y a parmi nos clients réguliers deux professeurs, émérites je pense bien, d’histoire de l’art. Le professeur Colman est diplômé de l’ULG et avec ses 90 ans l’aîné. Son cadet est le professeur Wodon, 72 ans, diplômé de l’Université de Leuven, qu’il nomme Louvain La Veuve par opposition à Louvain La Neuve.
Ils se retrouvent à intervalles réguliers pour un repas de midi à Como en casa. Il me demande de leur conseiller le vin et en sont le plus souvent ravis. Ils avaient apprécié le Clairet de Bordeaux, cette fois, ils ont adoré le Côte de Provence du Château de Roquefort. Ce sont deux épicuriens et ils ne crachent pas sur le pousse café ou le passe net comme l’appelle monsieur Wodon. J’ai plaisir à les écouter et il m’a semblé un jour, mais ma surdité peut me jouer des tours,  les avoir surpris à échanger en latin. 
Ce dernier vendredi, je leur disais que je parlais parfois d’eux  comme de mes deux érudits, Oh dit Colman, j’ai justement une définition très personnelle de ce qu’est un érudit : « l’érudit est celui dont la somme des connaissances est infinie dans des domaines qui tendent vers le néant ».  Wodon et moi l’avons félicité de cette belle définition et à propos d’infini, Wodon avait une anecdote à raconter : « le  professeur de Philo avait mis comme thème du cours celui de l’infini, il demanda à un élève d’aller au tableau et de tracer une abscisse, ce que l’élève fit jusqu’au milieu du tableau. Le professeur le pria d’allonger l’abscisse et l’élève s’exécuta pour annoncer qu’il était au bord du tableau. Le professeur le pria de continuer, ce que fit l’élève en prolongeant son abscisse sur le mur et annonça que cette fois il était près de la porte. Et bien SORTEZ dit le professeur. Deux heures plus tard l’élève revint frapper à la porte qu’il ouvrit timidement. Et bien d’où venez-vous ? demanda le professeur. Mais de l’infini monsieur…
Wodon aurait encore voulu une grappa mais Colman pas. Je servis donc une grappa à Wodon qui me fit remarquer que « son commensal n’avait pas de burette » ce à quoi je répondis que si, il en avait une mais il la préférait vide. Ah fit Wodon, surpris que la burette ne m’était pas inconnue.
Avant de partir, ces deux compères passent commettre un « léger sacrilège au Saint Siège ». Je ne sais s’ils y font des bulles, mais Wodon m’a expliqué que le pape n’avait, lui, pas besoin d’y passer pour faire ses bulles. Quand je leur demandais si je pouvais parler d’eux et citer leur nom dans mon Journal d’un Restaurateur, c’est Wodon qui me répondit « mais évidemment, qui sais si par votre littérature nos noms trouveront l’éternité ».
Je cite justement souvent une phrase d’un écrivain qui disait que l’objet de la littérature est de « sauver des noms ». C’est exactement ce que j’avais voulu faire avec mon livre en racontant la vie des taf, Leona, Sylvestre et les autres, je les rêve sur le même pied que les éternels de l’Académie Française.
En partant, Colman me fit le plus beau compliment qui soit : « vous êtes un patron atypique d’un restaurant atypique ».
Vendredi soir, c’était le banquet de fin d’année de l’entreprise Melensdejardin. Une ambiance formidablement fraternelle. Cette entreprise est une véritable famille qui se donne le défi permanent de réaliser les structures métalliques des plus grands artistes mondiaux. J’aime les gens qui savent faire de leurs mains. Nous leur avons servis en mises en bouche : potage de chicon au lait, mini hamburger de céréales et petit choux farcis aux légumes. En entrée : gambas bio de Madagascar à la plancha, joues de lotte façon Como en casa et enfin calamar au chorizo. En plat principal, joues de veau sur lit d’oignons confit, purée de patates douces et foie gras. Les profiteroles et la glace vanille constituaient le dessert. La soirée s’est achevée dans l’ivresse d’un bonheur légèrement alcoolisé.
La trentaine d’autres clients ressentirent eux aussi les retombées de cette bonne ambiance.
Figurez-vous que se présente le samedi midi un couple parents d’un futur voisin qui a acheté une maison, partie des anciens bâtiments Chat Noir, rue de La Poule. En faisant plus amples connaissances, le monsieur me dit qu’il est professeur à l’académie de Spa et professeur d’histoire de la musique à l’académie de Verviers. Je pense, mais oui l’académie de Verviers, celle des Mauranne, des Rapsat, des Houben pour les plus connus mais tant d’autres grands artistes y sont passés (voir à ce propos le texte de Paul Blanjean sur FB). Celle dont le père de Mauranne était le directeur et Je pense, car j’ai un jour vu un portrait de lui dans une émission, qu’il était un pédagogue passionné. De fil en aiguille je  repense à Colman et demande au  monsieur « mais si vous êtes historien d’art avez-vous connu le professeur Colman ? ». « Oh mais oui, me répond -il, c’était Notre professeur, LE professeur, à qui je pense encore très souvent tant il nous a marqué, surtout remettez-lui mon grand bonjour et je suis vraiment heureux de le savoir en bonne santé.
Que de bons moments dans ce resto !!
Ainsi samedi soir, outre une série de tablées, il y avait deux groupes d’une dizaine de personne dont un parmi lequel se trouvaient d’anciennes collègues du CIRE que je n’avais plus revues depuis 10 ans. L’autre tablée avait été emmenée par F et P. Deux amis que j’ai toujours plaisir à revoir tant il forme un beau couple.
Nous avons terminé la soirée avec C. et M. ainsi que A. et S. Des amis avec qui on se comprend presque naturellement. Avons échangé sur des questions existentielles liées au boulot et parfois à son manque de sens quand on en a fait le tour.
Avant de partir, S. a écrit dans le livre d’or : « SOMPTUOSO, que du bonheur en bouche ! »
Quand nous avons quitté Como en casa, il était deux heures, les terrasses des restaurants voisins étaient rentrées et leurs volets étaient baissés. Je songeais au parcours professionnel que j’avais eu, à la chance d’y avoir rencontré tant de personnes qui m’ont marqué. Au choix que j’avais fait de changer tous les dix ans de travail. J’ai vécu de grandes aventures humaines, politiques, personnelles. Et à mes amis qui pensaient qu’en ouvrant un restaurant j’allais m’enfermer si pas m’enterrer, qu’ils sachent que ce n’est pas le cas, j’y fais des rencontres riches, fabuleuses, si riches et fabuleuses que j’ai envie de vous les partager. Je me dis souvent que la meilleure façon de changer le monde est d’en construire un « bon » autour de soi.

Allei, à très vite de vous revoir, passez de belles et bonnes fêtes, en famille ou avec des amis. Etre bien, s’amuser, ne nous empêche pas de penser au monde et à ses drames. Au contraire cela nous permet de parfois être plus disponibles.

1 commentaire:

  1. Cher Mario,
    Quand tu revois le professeur Colman, tu lui remets le bon souvenir d'un de ces anciens étudiants qui garde un souvenir ému de sa pédagogie, de son attention à la personne de ses étudiants et de sa passion pour ses cours.
    Amitiés

    Eric Allaer

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