mardi 20 septembre 2011

Jeanne, Arthur, Taf et Leona


Nous avions comme voisins immédiats Arthur, Jeanne sa femme et la soeur de Jeanne dont j'ai oublié le nom, tous trois âgés de plus de soixante ans. Arthur était maigre, le visage émacié, la moustache blonde dont une partie brunie par la cigarette. Il était  invariablement vêtu d'un pantalon de toile de salopette totalement rapiécé, d'une chemise à carreaux comme tous les mineurs en portaient à l’époque et d'un gilet "boléro" également en toile de salopette. Jeanne avait été couturière et elle-même portait un tablier noir et gris fait de multiples pièces sur une large et longue jupe noire garnie de petites fleurs qui, un jour, avaient sans doute été blanches. Régulièrement, Jeanne allait faire pipi sur le tas de compost dans son  jardin parallèle au nôtre. Elle se tenait debout, les jambes écartées et nous voyions son pipi tomber entre ses pieds. Elle faisait cela le plus naturellement qu'il soit et notre présence
ne la gênait pas du tout. Une autre voisine, au menton en galoche que nous adorions car elle ressemblait à la femme de l'affiche de publicité pour le pain, faisait la même chose sans plus de gène, tout en nous parlant et en nous demandant des nouvelles de nos parents. Deux mètres séparaient notre maison de celle d'Arthur et Jeanne et un passage conduisait de la rue à chacune de nos portes qui donnaient sur nos cours. Une large partie des journées d’Arthur consistait à aller jusque sur le trottoir, de se planter là, les pouces accrochés au boléro, façon cowboy, mégot de cigarette au bec, de regarder ce qui se passait alentour et de rentrer chez lui après quelques minutes. Ce cérémonial se répétait dix ou vingt fois par jour. Régulièrement,
Jeanne l'accompagnait, les mains derrière le dos et se plantait à ses côtés. Jeanne ne disait jamais grand-chose, elle se contentait de communiquer avec des sourires (un peu l'air de dire "c'est bien que vous soyez là) ou de grands yeux quand Arthur était fâchés sur nous
parce que pour la Xième fois nous avions cassé les "boettes" vitrées de sa cave. Jeanne, comme toutes les voisines du coron, adorait notre mère et faisait tout ce qu'elle pouvait pour lui rendre service. Elle "raccommodait" (reprisait) nos vêtements et expliquait à maman comment faire: "rwéti fie, on fait ainsi" (regardes ma fille, on fait comme cela, le wallon de la région du centre est à mi-chemin du wallon de Charleroi et du borain). Nous avions fini par les appeler Steve Mac Arthur et Jeannette Mac Donald.
Mais Arthur avait un jardin secret que nous découvrîmes ébahis: les murs intérieurs de sa cuisine et de la "pièce à vivre" étaient tapissés d'une mosaïque faite de ...morceaux de vaisselles cassées. C'était splendide. Certaines motifs plus grands étaient mis en valeur et encadrés de motifs plus petits, par exemple de anses de tasses, un peu partout il y avait des morceaux de miroirs cassés. Quand il eut compris que nous étions en admiration devant cette décoration, il nous invitait à venir le voir travailler: "v'nez vir el vaisselle" (venez voir la vaisselle). Jeanne et sa soeur s'asseyaient dans des fauteuils en osier, nous nous asseyions sur le sol. Arthur déballait des pièces de vaisselles cassées: des morceaux de miroirs, d'assiettes, de plateaux qu'il avait été chercher on ne savait où ni quand et qu'il avait roulés dans du papier journal,  et il travaillait lentement et soigneusement à recomposer des morceaux de  mosaïques. Nous adorions chercher sur les murs des morceaux de miroirs ou des anses de tasse et repérer des motifs que nous n'avions jamais vu.
Un autre couple de vieux voisins que nous adorions était Octave, que nous appelions Taf, et Léona. Ils habitaient une minuscule maison dans une arrière cour. Une seule pièce composait l'habitation qui servait de cuisine, de salle à manger et de chambre. Nous ne rentrions presque jamais dans leur maison. Le RV se faisait dans la cour, où nous nous retrouvions dés que nous nous ennuyions. La bande était composée de sept ou huit gamins, la plupart italiens, de temps en temps rejoins par d'autres. Le plus souvent Taf nous disait "allait, dallon à champignons" ou "dallon ké des balles de cross". (" Allez, allons aux champignons" ou "allons chercher des balles de crosses": les dimanches
d'été arrivaient des voitures chargées de bonshommes que nous ne connaissions ni d'Eve ni d'Adam et qui parcouraient les champs en jouant "al cross" avec des cannes qui ressemblaient au cannes de golf actuelles.. Leurs balles étaient en bois colorés et il n'était pas rare que nous en trouvions dix et plus le lendemain de leur passage.)
Taf avait toujours son bâton de marche, il ne se baissait jamais pour ramasser les champignons mais nous les désignait avec son bâton:"stilà ouaye" (celui là oui) ou "stila ne l'bougait ni hein!". Lui, avait son sac en bandoulière et transportait la récolte, sauf les balles de cross que nous tenions pour nous. Nous passions toujours par "el bo carré" (le bois carré). La phrase préférée de Taf était "ti ces arb',
i son plu djaunes ke mi et poutant i son dix coups pu grands" (regardez ces arbres, ils sont plus jeunes que moi et pourtant ils sont dix fois plus grands". Il n'était pas rare que nous rencontrions "el gros Louis", le garde chasse qui se baladait avec son fusil, que nous ne pouvions surtout pas toucher!!! Lui et Taf s'asseyait dans l'herbe et l'gros Louis retirait sa jambe de bois qui lui donnait chaud. Il avait toujours une boisson à partager avec Taf.  Nous nous égaillions dans les champs ou sur le
terril et les laissions entre eux. Quand le temps de rentrer était venu, Taf criait "dallon c'coup-ci" et nous repartions. Nous rentrions dans sa cour par le fonds du jardin et Leona sortait de la
maison avec un plateau de grosses tranches de pain, tartinées au beurre qu'elle avait salé elle-même. Elle nettoyait grossièrement avec son tablier, les champignons que nous mangions crus. Il s'agissait de mordre une fois dans les champignons et une fois dans le pain. Je m’en souviens comme d’une merveille, Leona avait toujours des yeux rieurs et on la voyait heureuse de nous regarder manger avec plaisir. Ensuite Taf nous proposait d'aller jouer à l’ bal’ pelote, son jeu préféré, sur la rue, face à "son banc". Nous étions souvent rejoints pas d'autres gamins. Taf organisait les équipes, arbitrait et marquait lui même  "les chasses". D'autres vieux du coron le rejoignaient sur son banc et souvent les soirées autour du banc de Taf se terminaient avec la lumière du jour. Si le curé passait, il s'arrêtait aussi et si le marchand de glace passait, le curé payait une tournée générale. Cela arrivait assez souvent car le curé savait à quelle heure se pointer. Nous regardions avec curiosité les vieux et vieilles lécher leur glace avec leur bouche édentée.
Taf souffrait de la silicose, la maladie des mineurs, et restait parfois plusieurs jours au lit sans que nous ne puissions le voir. Un jour où Taf était malade, Léona nous autorisa à entrer lui dire bonjour. Nous sommes restés à le regarder, incapables de dire quoi que ce soit, abasourdis de voir pour la première fois Taf sans sa casquette et découvrir ainsi une tête lisse sans aucun cheveux!!! "C'coup-ci les zéfants, Taf est bi malaut’!!" nous dit-il (cette fois les enfants, Taf est bien malade). Et ce fut la dernière phrase que nous entendîmes de lui.
Octave, notre Taf, fut enterré quelques jours plus tard, civilement, accompagné d'une fanfare que nous n'avons pu suivre car nous avions école. Quelques semaines plus tard, Leona est partie vivre chez un de ces fils à Trivière et nous le la revîmes jamais. Je pense bien qu'avec eux, une partie de l'âme du coron s'en est allée et encore aujourd'hui, le coron me manque.


1 commentaire:

  1. Toujours autant de plaisir de lire tes souvenirs d'enfance maintenant sur un blog ! J'envie ta mémoire si détaillée, si chaleureuse, de tous ces moments de bonheur.
    Quant à vos recettes, j'essaye de m'en inspirer ici à Bukavu, mais certains ingrédients me font malheureusement parfois défaut...

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