lundi 9 octobre 2017

Ma petite puce

Cette année est célébré le centième anniversaire de la révolution d’octobre (1917). Une révolution qui devait amener la justice entre les hommes et qui a produit une des pires dictatures qui soit. Elle a fait dix millions de morts.
Svetlana Alexievictch a recueilli des dizaines de témoignages de personnes qui ont vécu sous le soviétisme et qui ont vécu sa chute. Certains ont été des acteurs du régime. Ils y croyaient vraiment. Tous en ont été victimes. Elle a mis bout à bout ces vies, sans commentaires. Juste parfois un mot pour souligner une posture, des rires, des larmes. Elle en a fait un livre « La Fin de l’homme rouge » terriblement prenant, émouvant, poignant. Elle a obtenu le Prix Nobel de littérature en 2015.
Je vous ai déjà fait parvenir un extrait de ce livre il y a quinze jours. La semaine suivante, mon amie, Alix Gilles, présidente de l’association Abraham Mazel - rencontre de toutes les résistances -  dans les Cévennes, me faisait parvenir une invitation à une représentation du Théâtre des Rues, qui a mis en scène « La Fin de L’Homme Rouge ». Jean et Danièle, qui  ont créé  cette pièce, sont aussi des amis. Pas étonnant, que tous les quatre,  nous ayons été aussi touchés par cette histoire. Sans aucun doute, elle fait partie de notre propre vie.
Maria Voïtechonok, dont le témoignage est reproduit dans le livre de Svetlana Alexievitch, et dont je vous livre ci-dessous un résumé, est aujourd’hui toujours vivante et est écrivain, elle est âgée de 57 ans à l’époque du témoignage.  
« Je suis une osadniczka. Je suis née dans une famille d’un officier polonais déporté. En polonais, le mot osadnick désigne un colon qui a reçu une terre sur les territoires orientaux après la guerre soviéto-polonaise de 1921. En 1939, selon  une clause secrète du pacte Molotov-Ribbentrop, la Biélorussie occidentale a été rattachée à l’URSS, et des milliers de colons ont été déporté en Sibérie avec leur famille.
Je ne connais pas la date de ma naissance, ni même l’année. Dans ma vie tout est approximatif. Je n’ai retrouvé aucun document. J’existe sans exister. Je pense que ma mère était enceinte de moi quand elle est partie. Pourquoi ? Parce que je suis toujours bouleversée par le sifflement des locomotives et l’odeur des chemins de fer…Par les gens qui pleurent dans les gares….On nous a transportés dans des wagons, comme ça. Je n’existais pas et j’étais déjà là. Dans mes rêves, il n’y a jamais de visages ni d’histoires…Rien  que des bruits et des odeurs.
La région de l’Altaï. La ville de Zmeïnogorsk. La rivière Zmeïovka. Les déportés ont été débarqués en dehors de la ville, près du lac. Et ils ont vécu sous terre. Dans des abris creusés dans le sol. Je suis née sous terre, c’est là que j’ai grandi. Depuis que je suis toute petite, pour moi, la maison a toujours eu une odeur de terre. De l’eau coule du plafond, une motte de terre se détache, elle tombe et saute sur moi. C’est une grenouille. Mais je suis toute petite, je ne sais pas encore qu’il faut avoir peur. Je dormais avec deux chevreaux sur une litière bien chaude…Mon premier mot a été « mèèèè ». Pas « ma » ni « maman ». Ma grande sœur Vladia racontait que j’étais très étonnée que les chevreaux ne parlent pas comme nous. Je n’en revenais pas. Je les considérais comme des égaux. Le monde formait un tout indivisible. Aujourd’hui encore, je ne sens aucune différence entre nous, entre les hommes et les animaux…Et puis, il y avait les scarabées, les araignées…Des scarabées très colorés, avec des dessins dessus. C’étaient mes jouets. Au printemps, on sortait, on se traînait par terre ensemble pour chercher quelques choses à manger. On se chauffait au soleil. Et l’hiver, on entrait en léthargie, comme les arbres, on hibernait pour échapper à la faim. Je ne suis pas allée à la même école que les autres, je n’ai pas été éduquée uniquement par des gens. J’entends aussi les arbres, l’herbe. Ce qui m’intéresse le plus dans la vie, ce qui m’intéresse vraiment, ce sont les animaux. Comment me distinguer de cet univers, de ces odeurs…Je n’y arrive pas. Et puis enfin, le soleil ! L’été ! Me voilà dehors. Tout autour, c’est une beauté éblouissante, et personne ne prépare à manger pour personne. Partout des bruits, des couleurs. Je (mange et) goûte chaque herbe, chaque feuille, chaque fleur…toutes les racines…j’ai bien failli en mourir…Des coquelicots rouges, des lys, des pivoines…Tout se déployait devant mes yeux, sous mes pieds. Sans ces couleurs, je serais sans doute morte. Je n’aurais pas survécu. Je ne me souviens pas de ce que l’on mangeait…Ou si on avait une nourriture normale.
Le soir, je voyais passer des gens noirs. Avec des vêtements noirs, des visages noirs. C’étaient les déportés qui revenaient des mines…Ils ressemblaient tous à mon père. Je ne sais pas si mon père m’aimait, s’il y avait quelqu’un qui m’aimait.
Je n’arrive pas du tout à me souvenir de l’hiver…Je passais  l’hiver à l’intérieur de l’abri. Le jour ressemblait au soir. On vivait dans la pénombre, il n’y avait pas une seule tâche de couleur. Je ne sais pas si on avait des objets, à part des écuelles et des cuillères. Et je ne me souviens pas qu’il y avait des vêtements…On s’emmitouflait dans des guenilles. Pas une seule tâche de couleur. Des chaussures ? Quelles chaussures ? Mon premier manteau, c’est à l’orphelinat qu’on me l’a donné, mes premières moufles aussi. Et un bonnet. Je me souviens de la tâche blanche du visage de Vladia dans la pénombre…Elle restait couchée des journées entières à tousser, elle était tombée malade dans les mines. Elle avait la tuberculose. Maman ne pleurait pas. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais vue pleurer, elle ne parlait pas beaucoup, je crois même qu’au bout d’un certain temps, elle ne parlait plus du tout.
Quelqu’un m’a amenée à la fenêtre : « regarde, c’est ton père… » Une inconnue traînait une luge avec quelqu’un dessus, ou quelque chose…enveloppé dans une couverture avec une corde autour…Ensuite, ma sœur et moi, nous avons enterré notre mère. Et nous sommes restés seules. Vladia avait déjà du mal à marcher, ses jambes ne lui obéissaient plus. Sa peau se détachait par couche, comme du papier….
Puis, quelqu’un nous a trouvées…Peut-être des amies à Vladia. Vladia avait perdu conscience. On l’a emmenée à l’hôpital et, moi, on m’a mise dans un orphelinat…Dans mes souvenirs, tout le monde est vivant. Ils sont tous là : maman, papa, Vladia…J’ai besoin de m’asseoir à une grande table. Avec une nappe blanche. Je vis seule aujourd’hui, mais dans ma cuisine, j’ai une grande table. Peut-être qu’ils sont tous avec moi…
Je me suis retrouvée à l’orphelinat…On gardait les orphelins des « colons » jusqu’à quatorze ans, et ensuite on les envoyait dans les mines. Et à dix-huit ans, ils avaient la tuberculose, comme Vladia. Vladia disait que quelque part, très loin d’ici, nous avions une maison à nous. Mais c’était très, très loin…Là-bas, il y avait tante Marylia, la sœur de maman…C’était une paysanne illettrée. Elle allait voir des gens, elle envoyait des lettres qu’elle faisait écrire par des inconnus. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas comment elle s’est débrouillée. Une injonction est arrivée à l’orphelinat : on devait nous envoyer, ma sœur et moi, à telle adresse en Biélorussie. Mais…à Moscou, on nous a fait descendre du train, et tout a recommencé : Vladia avait de la fièvre, on l’a envoyée à l’hôpital, et moi, on m’a mis en quarantaine. Puis dans un foyer d’accueil. Et ma tante continuait à «écrire, écrire…Au bout de six mois, elle m’a retrouvée dans ce foyer. Et de nouveau, j’ai entendu les mots « maison », « tante »…On m’a fait monter dans un train… Arrivées à Minsk, nous avons pris un billet pour Postavy. Je connaissais tous ces noms…Vladia m’avait dit : « Retiens-les. Souviens-toi que notre hameau s’appelle Sovtchino ». Ma tante est venue à notre rencontre. En la voyant, j’ai dit : « cette tante ressemble à maman »….
Ensuite, Vladia aussi est arrivée. Elle est morte peu après. Ses derniers mots ont été : « Que va-t-il arrivé à Maria ? »
Tout ce que je sais de l’amour, je l’ai appris dans la cabane de ma tante.
Je n’arrêtais pas de babiller et de la tripoter. Je n’arrivais pas à y croire…On m’aimait ! Il y avait quelqu’un qui m’aimait ! Vous grandissez et quelqu’un vous regarde avec amour…c’est tellement merveilleux ! On a tous les os qui se redressent, tous les muscles qui se renforcent.
Il ne restait que des pierres de notre propriété, de notre maison. Mais je sentais leur chaleur, elles m’attiraient. J’y allais comme on va sur une tombe. Je pouvais passer la nuit là-bas, en plein champ… Il n’y avait personne, mais c’était vivant. J’entendais le murmure de la vie.

Ma tante…notre village…Je me souviens aussi de Maria Pétrovna Aristova, qui allait voir Vladia à l’hôpital, à Moscou. C’était une étrangère…C’est elle qui l’a amenée jusqu’au village, elle la portait dans ses bras…Vladia ne pouvait plus du tout marcher. Maria Pétrovna m’envoyait des crayons, des bonbons. Elle m’écrivait des lettres. Et (je me souviens aussi) dans le foyer d’accueil, quand on ma lavée et désinfectée…j’étais debout sur un banc…couverte de savon. Je glissais, j’allais tomber, me fracasser la tête sur le ciment…Et une femme, une inconnue…une aide-soignante…elle m’a rattrapée et m’a serrée dans ses bras en me disant : « Ma petite puce… ». J’ai vu Dieu. »

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