dimanche 9 avril 2017

De mes mains blessées au Chili d'Allende

Cela a commencé avec la dalle de béton armé. Trois jeunes gaillards m’amenaient le béton bien mouillé que j’étendais à la pelle et à la truelle et égalisais avec une règle. J’avais fait l’erreur de ne pas mettre de gants de travail et dès l’ouvrage fini, mes mains étaient gercées et particulièrement mon pouce droit dont une gerçure s’était carrément ouverte. Les jours suivants je maçonnais mon four avec des gants et soignais mes mains avec une crème à l’argousier à l’efficacité vraiment phénoménale. Pour la construction de la structure du fournil en bois, je ne mis pas de gants. Pas malin me direz-vous. Mais je défie quiconque de mesurer, reporter sur le bois et tracer les coupes au crayon avec des gants de chantier. Evidemment, je m’enfonçais pas mal d’échardes dans les mains, en retirais certaines mais renonçais pour d’autres, elles sont toujours là et parsèment ma peau de petits points noirs. Ma première blessure plus sérieuse vint en coupant les chevrons à la scie électrique. J’utilisais ma terrasse (qui est à un mètre d’hauteur par rapport au niveau de la cour et de l’endroit où j’installe mon fournil) comme table de travail. A un moment je me suis demandé si ma lame de scie n’allait pas dans la pierre de la terrasse, je mis mon doigt (le majeur gauche) pour m’en assurer tout en, hélas, continuant à scier. J’étais seul mais j’ai crié un bon coup et le sang s’est mis à pisser, d’autant plus que je suis en permanence sous anti coagulant. J’ai mis quatre sparadraps bien serrés les uns sur les autres pour pouvoir continuer à travailler. J’ai pu le faire mais à la fin de la journée les sparadraps étaient imbibés de sang. Ne riez pas, mais j’ai une crème cicatrisante que Catherine, mon ORL, m’avait prescrit pour mes saignements de nez, je l’ai utilisé sur mon doigt. Si si, ça a marché. Evidemment j’en avais mis une couche comme on met du silicone.
Bon à part d’autres petits bobos dont je vous passe les détails, tout a bien marché jusqu’à l’installation de la toiture. Là, je me suis écrasé le pouce gauche d’un fameux coup de marteau, juste à côté de l’ongle, la chaire à carrément éclaté et les tuiles ont été instantanément éclaboussées de sang. Deux secondes après idem sur mon petit doigt gauche. J’étais sur le toit, presque couché, travaillais en me contorsionnant. Je voudrais vous y voir vous… Je n’allais pas descendre pour mettre des sparadraps hein ! A Soignies, José, le fermier que j’avais comme voisin, s’était un jour fait une fameuse entaille en nettoyant la lame de sa charrue. Sans hésitation, il avait empli la plaie de terre et ça avait marché. J’ai fait pareil, il y avait de la sciure sur la toile en dessous des lattes à panne, je l’ai répandue sur mes blessures et peu à peu le sang, dont j’avais complètement imbibés le marteau et la visseuse, s’est arrêté de couler et j’ai pu achever mon travail. Mon fournil est bien avancé, j’ai carotté le dessus du four pour mettre ma buse et me suis aperçu que ma voûte est d’une solidité à toute épreuve. Après mon retour d’Italie, je crois qu’en cinq jours j’aurai terminé dans les détails et « ma boulangerie-atelier-pâtes des voisins » sera bien vite opérationnelle.
Le soir je contemplais mes mains blessées. Je me dis voilà d’où vient cette expression que j’ai toujours trouvée légèrement ridicule « cette maison il l’a faite avec ses mains », comme si c’était possible de la faire avec ses pieds me disais-je. A part cela, je ne crois pas être spécialement beau, mais mes mains, elles, sont belles et j’ai été quelques fois  complimenté à leur propos.
Si je voulais faire le malin, je dirais « pauvres mains meurtries dont tant de femmes ont aimé la douceur et les caresses ». Mais on ne dit pas des choses comme cela dans une chronique hein! Pour dire cela, on écrit des romans et des fictions. Bon mais ceci n’étant pas une fiction, j’en reviens au mec, moi en l’occurrence, qui contemplait ses mains emplies de pansements. Je me suis dit que ce n’était pas si grave et que ma crème à l’argousier allait régler cela très rapidement.
Qu’étaient mes blessures à côté de ce qu’avait vécu Victor Jara, me mis-je à penser. Victor Jara est ce chanteur chilien, communiste et soutien de l’Unité Populaire de Salvador Allende, qui fut arrêté lors du coup d’Etat du 11 septembre 1973 et enfermé avec des milliers d’autres personnes dans le stade national à Santiago du Chili. Les militaires le torturèrent et finirent par lui couper les doigts des deux mains à la hache. Les milliers de personnes enfermées dans le stade hurlèrent pendant que Jara s’effondrait. Les militaires lui dirent en ricanant « allez, chante et joue de la guitare maintenant, que ta mère t’entende ». Contre toute attente, Victor Jara se releva au prix d’efforts surhumains et cria « allons camarades puisque le commandant le veut nous allons chanter » et il entonna l’hymne de l’Unité Populaire, repris en cœur par le stade en entier. Il fut abattu d’une balle qu’un soldat lui tira dans la tête. Après la fin de la dictature de Pinochet, on organisa l’enterrement officiel du corps du chanteur révolutionnaire. Il y eut trois jours complets de cérémonie et d’hommages. C’était en 2009 et on baptisa le stade national du Chili « Stade Victor Jara ». Quelques années plus tard, le soldat qui avait tiré la balle fatale fut condamné par un  tribunal américain (où il vivait) à plusieurs années de prison et à payer 26 millions de dollars de dommage à la veuve du chanteur. Ainsi, le message est clair : que les futurs putschistes de quelques pays qu’ils soient sachent que leurs actes ne seront jamais impunis.
Ma génération a été très touchée par l’expérience chilienne. Je crois que beaucoup comme moi,  avons toujours espéré voir aboutir quelque part une révolution pacifique. Le Chili d’Allende était un pays moderne dont le système politico-social était proche de nos systèmes européens. Une révolution pacifique réussie au Chili aurait eu un effet contagieux non seulement sur le continent latino- américain mais aussi en Europe. Pas étonnant qu’on ait tout fait pour empêcher Allende de réussir. Michelle Bachelet, (fille du général Bachelet, arrêté et mort des suites des tortures qui lui furent infligées par la dictature),  qui fut à deux reprises présidente du Chili après Pinochet, dit un jour lors d’un discours d’hommage aux victimes de la répression : « les Etats Unis sont sans doute le seul pays où il n’y aura jamais de coup d’état car c’est le seul pays où il n’y a pas d’ambassade américaine. »
Nous sommes nombreux à gauche à avoir la plupart du temps été du côté tant des perdants que des gens trahis. Je n’en retiens aucune aigreur, au moins ai-je toujours été fidèle à la cause des plus démunis, à la lutte pour la dignité humaine et contre les injustices. Quoi qu’il arrive je serai toujours de côté-là.
D’ailleurs, ce n’est pas fini hein ! Vu qu’il est donné perdant, Hamon entrerait dans l’histoire s’il se désistait au profit de Mélenchon (que je n’apprécie pas énormément comme personnage). Mais au moins serions-nous fixés à jamais sur les chances d’une révolution en Europe et d’un vrai changement social et politique, pacifiste et démocratique.
Bof, que sont mes petits bobos, mes cloques et mes blessures dans les enjeux du monde d’aujourd’hui et pourquoi ma tête s’envole-t-elle de mes mains blessées au Chili d’Allende ?

Allei, comme on a dit.

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