mardi 5 mai 2015

La pluie, la boue, la mort

Hier, je me suis rendu au CARHOP (Centre d'Animation et de Recherche en Histoire Ouvrière et Populaire) qui gère la plupart des archives provenant des organisations liées au MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien). J’y ai récupéré mes récits de voyage en Haïti. Dans les années 80, j’ai été à cinq reprises en Haïti, en mission pour Solidarité Mondiale, ONG liée au MOC. Durant ces séjours, j’ai rempli des cahiers en tentant d’y raconter ce que  j’y voyais. Certains de ces cahiers ont été diffusés sous forme de dossier A4. D’autres n’ont pas été diffusés. En parcourant ces notes, je suis tombé sur un texte écrit le jour même de ma première visite du plus grand bidonville de Port au Prince, construit sur les masses d’ordure entassée au bord de mer. La cité Simone à l’époque, du nom de la femme du dictateur François Duvalier, rebaptisée Cité Soleil après la chute du régime. Du temps du dictateur, les tontons macoutes, sorte de paramilitaires y régnaient en maître. Ce texte, que j’ai construit à partir de plusieurs témoignages, tente de traduire la misère quotidienne de ces haïtiens qui à l’époque tentaient de fuir cette misère vers les Etats Unis sur des barques de fortunes. Des milliers d’haïtiens sont morts en mer en tentant ces traversées. L’histoire n’en finit décidément pas. Tous parents qui voient leurs enfants mourir tenteront de les sauver et de les mettre à l’abri, au péril de leur vie s’il le faut.
« Hier 18 heures, la pluie, énorme, violente, les gouttes vous font presque mal à la peau. Des gens qui courent pour s’abriter mais il est trop tard. En quelques secondes, ils sont trempés .D’autres par contre, se mettent au bord des toits, en dessous des gouttières et se lavent, corps et vêtements, avec savon s’il vous plait.
J’emprunte la jeep du syndicat et je pars avec Prévina. On patine dans les côtes, des torrents d’eau sale et chargée de détritus dévalent les rues pentues de Port au Prince. On s’entasse dans le chaos des tap tap sur le boulevard JJ Dessalines. Sur le bord de mer, on devine le bidonville complètement inondé, les gens fuyant et espérant trouver refuge chez un parent ou un ami. Demain on mettra les matelas trempés à sécher sur le toit. Mais rien ne leur enlèvera leur odeur de merde et de vase.
Il faudra évacuer la boue qui a envahi la maison. Certaines d’entre elles se seront d’ailleurs effondrées. Il va falloir récupérer quelques bouts de bois, des morceaux de tôles ou à défaut des cartons. En même temps, il ne faudra pas oublier de chercher un peu de nourriture pour les enfants. Et aussi un médicament pour la petite qui a la diarrhée, une diarrhée qui lui vide complètement les intestins, qui l’affaiblit, qui lui donne la fièvre et des yeux vitreux. Des yeux qui ne comprennent pas, qui implorent en silence, qui disent papa, je suis si mal, qu’est-ce que c’est ? Mais papa ne peut rien faire, papa ne peut pas lui dire que son petit ventre se vide, que la vie s’en va avec cette diarrhée. Papa n’ose pas regarder maman qui gémit, qui dit qu’il faut faire quelque chose. Papa crie sur maman et sort pour ne plus voir sa fille, ne pas pleurer devant elle. Il court voir le prêtre pour demander un dollars, mais le prêtre a tout donné. Le docteur ne veut pas donner sans argent, ce n’est pas de sa faute si les enfants meurent dit-il. Papa insiste, mais rien n’y fait. Il pleut de nouveau et la pluie cache ses larmes. Il rentrera trop tard avec une banane. Il laissera sa femme pleurer et crier. Il aura le ventre tordu de douleur et d’angoisse, la poitrine déchirée. Elle est morte, ses yeux se sont fermés.
Demain ou un autre jour, il prendra sa femme dans ses bras, tendrement, il lui mettra du sperme dans le ventre pour faire un autre enfant et tenter d’oublier. Il lui dira qu’un jour viendra où cela ira mieux, on partira à Miami, à Boston ou à New York. Les enfants auront une maison dans laquelle l’eau ne rentrera plus pour l’inonder, il y aura un ventilateur pour rafraîchir nos nuits. La maison sera blanche, il y fera clair, on verra les arbres et les couleurs dans toute leur netteté et pas dans le flou d’aujourd’hui à cause de nos yeux pleins de misères et de larmes.
Mais maman ne verra plus rien dans sa netteté. Le militaire de la grosse maison là-bas, l’a prise ce matin, il l’a fourré pour trois dollars. Elle en aura encore d’autres si elle vient encore fourrer avec lui et encore plus si elle fourre avec ses amis. Elle ne veut plus perdre son autre enfant. Un jour il sera grand, médecin ou avocat, il verra la Guinée par-dessus la mer. Il balancera les cabanes pour construire des maisons où la boue ne rentrera jamais.

Papa n’entend rien, il ne le veut pas. Il revoit maman quand il l’a connu dans les mornes, un dimanche. C'était du temps des cochons, on mangeait à sa faim en Haïti. Elle avait une robe blanche, des papillons dans les cheveux. Elle était jolie, il l’avait déjà vue aussi avec une petite robe à carreaux rouges. Elle voulait aller en ville, ne plus dormir par terre, elle voulait un lit en fer et un ventilateur. Elle souriait de ses dents blanches et de ses grands yeux. C’était il y a longtemps, tellement longtemps. »

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