mardi 18 juin 2013

nocturnes à Benares (3)

Cela ne dura pas plus d’une poignée de secondes.  Nous marchions dans la rue principale de Benares et tout à coup, comme une fulgurance, je me sentis bien dans la foule, en communion, en harmonie avec elle, avec cette impression de légèreté, de lévitation. L’impression de prendre de la hauteur et de me voir moi-même au milieu de cette multitude, compacte, en marche, ce mélange de piétons, de cyclistes, de rijkchaw, de motos, de vélo-camions transportant bonbonnes de gaz, ballots sur 3 mètres de hauteur. Foule  de femmes, d’enfants et de vieillards, de jeunes hommes courants à leur travail, longeant des boutiques, des échoppes, de petits ateliers de confections, de fabrications de naans ou de chapatis. Je me sentais léger et là où je devais être. Avez-vous jamais vécu ce sentiment de communion et d’harmonie, un bien être qui vous donne une puissance créatrice, avec laquelle vous avez l’impression de pouvoir tout vaincre, créer, changer le monde et en faire quelque chose de mieux ? Ces moments où dans votre esprit des projets naissent et vous paraissent réalisables et où les obstacles deviennent des tremplins ? Mais cela ne dura qu'une poignée de secondes, très vite le bruit, les klaxons des motos et des tchouks tchouks qui nous talonnaient, la puanteur persistante eurent raison de cet instant de béatitude. Par-dessus tout, ces motos qui klaxonnaient au milieu d’une foule de piétons étaient d’une violence insupportable. Nassim et moi avions pris l’habitude de ne pas bouger de notre trajectoire et d’empêcher ainsi les motos de passer. Quand les coups de klaxons se faisaient exagérément agressifs, nous nous retournions et fixions le motocyclistes avec un regard noir, l’un de nous deux restant face à l’engin, l’autre le contournant pour aller au plus près du chauffeur qui, paniqué, perdaient tout de leur superbe et joignaient les mains pour implorer notre pardon.
J’avais rêvé de cet instant de grâce que je vécus par deux fois, celle fois-là à Bénares et la fois suivante à Bombay, dans la gare à regarder débarquer par centaines les repas individuels en provenance des familles des milliers d’ouvriers dispersés dans cette ville de trente millions d’habitants. Mais ça je vous raconterai une autre fois.
Je râlais encore sur ma sortie nocturne avec Eterno à regarder les bûchers de Benares mais je repensais aussi à tout ce qu’il m’avait appris sur l’Inde, ses clivages, ses divisions, ses castes, ses conflits identitaires.
« Le problème essentiel de l’Inde. Mario, ce sont ses castes et ses croyances avait-il commencé à m'expliquer. Ses castes qui figent les inégalités. Sais-tu qu’une seule caste contrôle 85% du commerce. C’est vrai ici mais c’est vrai aussi pour les petits commerces indiens en Belgique et partout dans le monde.  Ceux qui, appartenant à d’autres castes inférieures tentent de commercer, le font au péril de leur vie et ne peuvent espérer aucun soutien financier pour démarrer. D’autres castes, dont celle à laquelle appartient Mitall se définissent comme élue, pouvant s’enrichir au mépris de tous les autres qu’ils ont pour devoir de soumettre. Certaines castes ont accès à l’anglais et d’autres pas. Or la seule langue nationale de l’Inde est l’Anglais. C’est la langue de l’administration, c’est la langue des affaires et si tu ne possèdes pas l’Anglais, tes chances de réussite sociale sont nulles.
L’autre difficulté essentielle de l’Inde est la corruption et efficience des pouvoirs publics. La croissance indienne a pris un coup d’arrêt à cause des insuffisances des infrastructures : routes en mauvais état, coupure d’électricité, corruption des administrations.
De plus, les riches ont désertés l’état. Sais-tu que devant la saturation des villes, des riches ont construits leur propre ville ? Ils s’arrangent pour ne pas payer d’impôt et placer leur argent à l’étranger. Ils ont construit des villes privées avec des appartements de 500 à 3000m2, leur terrain de golf, leur piscine… Et ces villes deviennent des catastrophes écologiques. Car il y a une chose à laquelle ils n’ont pas réfléchi, c’est que pour vivre ces villes avaient besoin de personnels, de personnel d’entretien, de chauffeurs, de cuisiniers, de personnels de nettoyages, de jardiniers, d’éboueurs et que sais-je encore. Et bien tout ce petit personnel s’est installé en bordure de ces villes privées, a construit des bidonvilles, a pompé l’eau des nappes phréatiques, a pollué ces nappes avec ses déchets et les riches se sont retrouvés dans la même situation qu’à Bombay ou New Delhi.
Comprendront-ils que sans un minimum de partage des richesses, rien ne sera possible pour qui que ce soit, qu’il soit pauvre ou riche. »
Je repensais à tout cela en marchant et au rendez-vous que j’avais encore accepté avec Eterno le soir même à minuit. Tu vas voir une vie underground comme tu ne peux l’imaginer Mario, m’avait dit Eterno. J’aurais dû refuser. Mes problèmes intestinaux devenaient insupportables, j’étais obsédé par la présence de toilettes utilisables. Nous ne pouvions jamais nous éloigner de l’hôtel ou de restaurant plus ou moins potables. Je me bourrais de paracétamol pour me débarrasser de la fièvre qui me pourrissait la vie. Pour le dire platement l’Inde me faisait c….. J’avais milité assez toute ma vie. Je voulais un voyage pour le plaisir et non pas pour redécouvrir que le monde restait injuste et que moi je n’avais toujours pas appris à y être indifférent.
(Le journal Le Monde publie régulièrement des articles sur l'Inde dont les propos d'Eterno sont largement inspirés)
 Pour vous écrire, je suis installé à la table numéro trois de Como en casa où viens de se terminer le service de midi. Il fait  une chaleur écrasante à l’extérieur, ce qui fait que les clients (je n’aime pas ce mot, je préfère le mot ami-client) ont préféré manger à l’intérieur où il fait frais. Nous leur avons servi des « paneis de baccalhau » ces beignets portugais de poisson, avec une salade style grecque arrosé d' un vinaigre de cidre asturien et d'huile d'olive. Quoi de plus métissé-méditerranéen que cela.
En parlant de baccala, savez-vous qu’il y a en Europe trois restaurants qui servent du baccala panné à la farine de riz ? L’un se trouve près de la puerta del sol à Madrid et occupe le local où a été fondé le PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol)à la fin du 19ième . On y sert une seul tapa : le baccala panné. L’autre se trouve sur la piazza Sonino dans le trastevere à Rome. Le restaurant se nomme I marni, les marbres en français vu que le dessus des tables sont en marbres. En plus du baccala, on y sert aussi la meilleure pizza d'Italie, donc du monde (ne riez pas, tous ceux qui y ont été sur mes recommandations sont d'accord: c'est la meilleure pizza du monde). Le troisième restaurant se trouve à Liège au coin de la  rue de la Poule et de la rue Hors Château. Le restaurant est caché dans une ruelle, seuls quelques privilégiés y ont accès, Il se nomme Como en Casa et son baccala est tendre et moelleux et divin, comme à Rome ou à Madrid.
Allei, à très vite
Mario

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