dimanche 24 septembre 2017

C'est quoi le bonheur

La première fois que je suis entrée dans le mausolée, c’était  avec ma mère. Je me souviens qu’il pleuvait, une pluie froide d’automne. Nous avons fait la queue pendant six heures. Des marches…la pénombre…des couronnes de fleurs…des chuchotements : « circulez, ne vous arrêtez pas… »Je pleurais tellement que je n’ai rien vu. Mais j’ai eu l’impression que Lénine brillait…. Quand j’étais toute petite, je disais à ma mère : »maman, moi, je ne mourrai jamais. » Elle me répondait : « Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Tout le monde meurt. Même Lénine est mort. » Même Lénine…Je ne sais comment raconter tout cela. Mais j’ai besoin de le faire…J’en ai envie. Je voudrais parler…mais je ne sais pas à qui. Pour dire quoi? Pour dire que nous étions follement heureux ! Maintenant, j’en suis absolument convaincue. Nous avons grandi dans la misère, nous étions naïfs. Mais on ne le savait pas, et on n’enviait personne On allait à l’école avec des plumiers bon marché et des stylos à quarante kopecks. L’été, on portait des sandales de toile blanchies au dentifrice. C’était joli ! L’hiver, on mettait des bottes en caoutchouc et quand il gelait, on avait la plante des pieds en feu. On était gais ! On croyait que demain serait mieux qu’aujourd’hui, et qu’après-demain mieux qu’hier. On avait un avenir. Et un passé. On avait tout ce qu’il fallait.
La foi ! La foi, c’est quelque chose qui dépasse la raison. Le matin, je me réveillais au son de l’hymne national : « l’Union indestructible des républiques libres, soudée par la grande Russie pour les siècles et des siècles… » Aujourd’hui, on n’a nulle part où blottir son âme.
Personne ne pourra jamais me convaincre que la vie, c’est manger de bons petits plats et puis dormir. Que les héros, ce sont ceux qui achètent quelque chose à un endroit pour le revendre ailleurs trois kopecks de plus. Non, non !
Hier, je faisais la queue dans un magasin et devant moi, il y avait une vieille femme qui comptait et recomptait sa monnaie. Elle a fini par acheter cent grammes du saucisson le moins cher…Et deux œufs. Je la connais…Elle a travaillé toute sa vie comme institutrice.

In La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. Prix Nobel de Littérature 2015. Merci à Olivier de la librairie «  Livre aux trésors » pour son conseil de lecture.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire