dimanche 21 mai 2017

J'ai pris la mer

Je sais, certains douteront de la véracité de cette histoire. Pourtant je vous la raconte telle qu’elle s’est déroulée. Vu les moments assez pénibles que j’ai vécus, je peux me tromper sur certains détails ou transformer certains éléments sans le vouloir. L’émotion brouille parfois la réalité. Mais l’essentiel s’est bien déroulé tel que je le décris. Je ne voudrais pas que vous abandonniez ce récit vu sa longueur, aussi je vous le livrerai en deux parties, en deux lundis.
Je commençais à cafarder. Je m’en voulais de mes trahisons et de mes infidélités. J’avais changé et allongé ma promenade du matin et au lieu de terminer celle-ci sur la place du vieux village, je l’y commençais. De sorte que le café où se réunissaient les vieux joueurs de domino était encore fermé quand je démarrais vers les 6 heures du matin. J’ai allongé mon circuit depuis le déménagement d’Ines, la mère de Marlène (elle vit désormais à 20 mètres du vieux village), et de retour du port, au lieu d’emprunter les ruelles escarpées du merveilleux quartier mauresque comme je le faisais auparavant en allant prendre mon café sur la place, je continue le long de la plage vers le Sud dans la direction du quartier Paraiso. Là je remonte  par de (trop) longs escaliers et prends mon café à la terrasse de la boulangerie Maja, sur des tables bien mises et servi par de jeunes femmes polies, sans surprises, bien propres sur elles avec leur chemisier blanc et leur tablier bordeaux. Des jeunes serveuses professionnelles qui n’ont pas encore connu les mauvais coups de la vie, les excès d’alcool, les nuits sans sommeil qui entraînent rides, poches sous les yeux et voix cassées.
Je m’en  voulais d’avoir laissé tomber la femme au corps et à la voix abîmés, (voir chronique du 26/12/16) qui avait ce charisme que l’on ne retrouve que chez les gens qui ont vécu. D’un ton rauque et la cigarette au bec, elle me devançait dans ma commande : « un café solo para el señor».
Ce n’était pas son café trop fort et mal torréfié que je regrettais. En fait ce n’était pas la femme non plus qui du reste m’avait plus que sûrement oublié. Non ce que je regrettais c’est ma faiblesse, cette faiblesse que nous avons tous à privilégier le confort et à refuser tout inconvénient et tout risque dans la vie quotidienne. Nous participons ainsi à ce que tout foute le camp : les cafés aux tables branlantes et patinées, les maisons personnalisées par des générations d’habitants (on vient encore de raser une maison traditionnelle le long de la plage pour y construire un cinq étages), le désordre et la spontanéité de la vie et des rencontres. Nous réclamons sécurité et ordre et ainsi le politiquement correct règne en maître. L’ordre vient de plus en plus d’en haut et des agences de pub. Un mode de vie, le même pour tous, s’impose : une vie uniforme – uniforme est le mot clé de l’époque je crois - servie par des gens en uniforme. Nous héritons ainsi de façades lisses, d’habitations fonctionnelles, de tables bien propres et alignées et d’un service impeccable et sans surprise. En un mot, d’une vie aseptisée. Je me promis donc qu’à défaut du café du matin, j’irai boire mon vin du soir chargé du bois décomposé du tonneau, chez ma copine à la voix rauque.
Mais je m’égare, revenons à mon histoire.
Donc, je cafardais et me disais qu’il fallait au moins que je réalise ce fantasme que j’avais cultivé depuis des années : celui de prendre la mer avec un vieux pêcheur, sur une vieille barque en bois peinte en bleu et blanc avec juste une cabine où s’abriter de la pluie ou du soleil. Je voulais vivre un moment seul avec un baroudeur plein de cicatrices, un homme d’expérience aux mains calleuses, qui m’apprendrait ne fut-ce que des bribes de la solitude en mer, de la pêche artisanale et de la lutte permanente contre les éléments. Dans mon désir et ma recherche d’authenticité, je me persuadais que le monde de la pêche et surtout de la pêche en solitaire était un des derniers lieux de résistance à la modernité. Je voulais connaître de près un de ces marins à la peau tannée, qui vend encore son poisson et ses calamars en direct sans passer ni par les camions frigo, ni les congélateurs des grandes surfaces, ni les bains d’ammoniaque (véridique cher lecteur, on blanchit les rondelles de calamar dans de l’eau ammoniaquée histoire que le consommateur ne voit pas trace d’encre pourtant naturelle et comestible- l’encre de seiche).
Depuis des années, je me rendais au port pratiquement chaque jour, je connaissais presque tous les bateaux, leur emplacement, leur couleur, la fréquence de leur sortie. Ils avaient pour nom Noëllia, Lazaro, Hortensia, Brillante… Mais durant toutes ces années, je n’avais jamais osé faire le pas et demander à quelqu’un de m’embarquer. J’hésitais à les aborder, je craignais de me faire rabrouer et, si pas, de me rendre ridicule une fois en mer quand serait venu le moment de manipuler les filets et de sortir les poissons.
Depuis longtemps, j’avais jeté mon dévolu sur deux bateaux : l’un, bleu et blanc nommé Ramon et l’autre rouge et blanc nommé Prejilo. Je penchais pour Ramon. Le bateau était légèrement plus grand, le bastingage plus haut et j’avais l’impression que j’y serais plus en sécurité. J’avais observé le vieux Ramon - si du moins le nom de bateau était aussi le sien - à plusieurs reprises. Il était complètement solitaire, semblait n’avoir aucun ami, ne parlait pas à ses collègues des bateaux voisins. Ce n’était pas le cas de Prejilo, souriant, aimable avec les autres et qui m’avait salué à plusieurs reprises lors de mes passages, il paraissait trop gentil et aurait sans doute tendance à me protéger. Moi, je voulais une aventure, une vraie, de celle qui me donnerait des cloches aux mains et des bleus au corps. Rêveur j’étais, rêveur je resterais.
Il fallait que je me décide, ces barques de pêches commençaient à se faire rares, les chalutiers avaient pris le dessus et les petits pêcheurs indépendants se faisaient vieux et ne dureraient plus éternellement. J’avais mis un t-shirt marin à la Picasso, mes jeans et mes baskets blanches, pensant ainsi séduire celui que j’aborderais. Ce n’est qu’au dernier moment que je pris conscience du côté bobo de cette tenue. Mais j’y allais. « Olà señor, Je peux vous parler ? Accepteriez-vous de me prendre une journée avec vous à la pêche ? » Le mec, occupé avec ses filets, me jeta un œil comme à un animal curieux et replongea dans son travail comme si je n’existais pas. Je lui donnais septante ou septante-cinq ans, il avait deux chicots tout bruns qu’on apercevait dans le trou noir de sa bouche et une barbe hérissée qui devait avoir dans les cinq jours. Il portait un ciré en forme de salopette sur des vêtements crasseux et troués. Après un temps qui me parut infini, n’obtenant aucune réponse, je m’apprêtais à renoncer et partir, c’est le moment que le type choisit pour dire sans lever la tête « Vale, salimos à las cinco » (Ok, nous partons à cinq heures). Je n’en demandais pas plus « vale, hasta manana à las cinco » lui dis-je et m’éclipsais aussi vite de peur qu’il ne change d’avis.
Je me présentais le lendemain à cinq heures tapantes devant le bateau après un sommeil troublé par l’angoisse et l’excitation de cette nouvelle aventure. Dans ma nuit agitée, je n’arrivais pas à démêler les filets, à en décrocher les poissons, à les distinguer les uns des autres pour les ranger dans les bacs en plastique prévu pour chaque catégorie. Et à la suite de cette agitation nocturne, j’étais fier d’être à l’heure et ne compris pas l’accueil du vieux. « Tu es en retard, je t’avais dit que nous partions à cinq heures, partir à cinq heures suppose d’être là dès quatre heures pour tout préparer, tu es un ignorant et un fainéant ». Ben, comme bonjour il y avait mieux, le type était froid et méprisant, parlait en hurlant, la voix grasse et sans doute regrettait-il de m’avoir dit oui la veille. Pourquoi fallait-il que je tombe toujours sur des « brut de coffrage » de cet acabit ? Je regrettais de ne pas avoir choisi Prejilo et me préparais à renoncer. Mais le vieux mis les gaz et fit mine d’appareiller sans moi, je sautais comme je pus sur le bateau et bien sûr me cognais le tibia contre le bastingage, juste là où le bord est renforcé par du métal. J’eus beaucoup de mal à cacher ma douleur et ma rage. Quel con, pensais-je tout en espérant ne pas être victime de cette agressivité toute la journée. Il regardait droit devant, comme si je n’existais pas, franchit les limites du port et navigua vers le large. Arrivé à l’endroit choisi, il jeta l’ancre et déroula ses filets.
J’avais la veille été rassuré par l’existence de poulies à l’avant du bateau. Elles servaient à dérouler et à ramener les filets ; j’avais trop en tête ces images de film où les débutants en mer ont soudain le pied enroulé d’une corde qui les entraîne à l’eau. Et voilà que le type me désigne un autre filet en me disant « toi, tu pèches avec cela et à l’arrière du bateau. Et surtout tu me laisses tranquille et tu ne viens pas dans mes jambes ». Il me présenta un filet rond, il faisait plus de deux mètres de diamètre et était lesté de plombs de forme ovales. Je le soupesais et encaissais le coup, on n’était pas loin des quinze kilos là. « Lance le bien haut et bien large fainéant si tu ne veux pas qu’il se replie sous l’eau ». Décidément, je voulais de l'arrache, j'avais de l'arrache. Cette journée s’annonçait rude pensais-je.
Allei, à lundi, faut que je me repose moi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire