A Madrid, je prenais mon petit
déjeuner sur une terrasse de la « calle del Arenal », rue piétonne
qui va de l’opéra à la Puerta del Sol. Deux matins de suite, j’ai assisté,
ébahi et stupéfait, à un ballet extraordinaire de camionnettes et petits
camions. Des dizaines de véhicules se croisaient et tentaient de se garer plus
ou moins, le plus souvent en laissant tourner le moteur pour préserver les
frigos. On en déchargeait légumes, boissons, papiers, détergents, conserves,
produits secs ; bref tout ce dont les restaurants et cafés ont besoin,
étaient livrés avec une efficacité et une rapidité qui vous soufflaient. Une
camionnette affichait sur son flanc : ramassages d’huiles usées. Une
autre : dépannage Horeca. Et d’autres encore : caisses
enregistreuses, téléphonie, « vos nappes, essuies, vêtements de travail,
toujours propres grâce à nous », « Les meilleurs produits
italiens » (eh oui !), « les charcuteries castillanes »,
« la meilleure viande de Galice », « El jamon de Salamanca »...
J’étais assis face au panneau qui
annonçait « ZONE PIETONNE. Livraison autorisée uniquement entre 7h et 11
h ». Quatre heures ! quatre heures pour livrer tout ce qu’il y avait
à livrer et faire en sorte que chaque commerçant puisse servir ou vendre ce qui
était annoncé à la carte ou en vitrine. Et ce même ballet, ce chaos organisé,
ce désordre ordonné, je me souvenais alors y avoir assisté aussi à Vigo et à
Avila. Et bien sûr, Il se répétait chaque jour dans chaque ville, dans chaque quartier
de Madrid, de Vigo, de Barcelone mais aussi de Paris, de Londres, de Bruxelles ou
de Liège. Et encore à New York, Sao Paolo, Bombay, Buenos Aires ou Santiago du
Chili.
Je pensais : voilà donc le
marché à l’oeuvre.
Il fallait nourrir, désaltérer,
habiller, abriter, informer, rendre une multitude de services chaque jour à
cinq millions de madrilènes et à autant de touristes qui y passaient chaque
année. Alors, des milliers de personnes s’étaient débrouillées pour se faire
une place dans tous les rouages et les interstices de cette gigantesque machine,
pour assurer toute l’offre possible et imaginable et en tirer un emploi et un
revenu. Et ça marchait.
Il s’agissait d’offrir un petit
déjeuner à 2.50€ aux petites bourses. Des petits déjeuners plus sophistiqués à
ceux qui en avaient les moyens. La « jamoneria » où je prenais mon
petit déjeuner affichait ce slogan : vous en avez marre des petits déjeuners
à 2.50 €, nous vous offrons…et suivait une série de propositions de petit
déjeuner allant de 3.90€ à 9€. (Il est vrai que j’en avais ma dose des churros
et des « bollerias » à 2.50€.) Bref, il en fallait pour tous les
goûts et toutes les bourses. Et je me répétais : bon sang, ça se fait, ça
marche.
Adam Smith n’avait pas tort,
j’avais très précisément l’impression qu’une main invisible mettait ces gens en
réseau pour rendre cela possible : une offre hyper diversifiée qui réponde
à une demande qui variait à l’infini. La fameuse main invisible du
marché !
Bien sûr, malgré son efficacité
incontestable, je n’ignorais pas les défauts et les perversions de ce
système :
La main invisible est injuste. Elle crée
des inégalités qui deviennent exagérément insupportables. Le rapport de l’OCDE,
qui regroupe 34 pays, annonçait que les 10% les plus riches de la population
ont un revenu 9,6 fois supérieur à celui des 10% les
plus pauvres, alors que la proportion était de 7,1 fois dans les années 1980.
La main invisible est malheureusement
aveugle et gaspille énormément : selon la FAO, plus de 41 200 kilos de
nourriture sont jetés chaque seconde
dans le monde. Cela représente un gaspillage alimentaire de 1,3 milliard de
tonnes d'aliments par an, soit 1/3
de la production globale de denrées alimentaires dédiées à la consommation. Le
gaspillage alimentaire concerne les pays riches comme pauvres et représenterait
une valeur gaspillée de 990 milliards de dollars.
La main invisible est ignorante et ne
tient pas compte des ressources de la planète : ainsi, j’apprends par le
journal El Pais que ce 1er août, nous avons consommé en sept mois ce
que la planète peut produire en douze mois. Nous épuisons ainsi les ressources
qui finiront par manquer aux générations futures.
Mais à part cela, pour ce qui est de
l’offre et de la demande, pour ce qui est de créer et de répondre à nos
souhaits, le marché est imbattable !
Bon, j’ai bien dû constater que
quatre-vingt pour cent des livreurs en camionnettes et des serveurs dans les
cafés-restaurants étaient d’origine étrangère, surtout latino-américaine, mais
aussi africaine et asiatique. Mais cela aussi c’est la main invisible du marché.
Celui du travail. Les espagnols fuient les conditions de travail trop pénibles.
Heureusement pour les commerçants et entrepreneurs, la crise économique
mondiale a emmené en Espagne une part des populations des anciennes
« conquistas ». Un exemple très concret : un jeune homme de notre
famille a quitté un bureau d’architecture paysagiste pour travailler dans une
taverne où il se faisait trois fois le salaire que lui payait son ancien
employeur. Il n’a pas tenu plus de trois mois. Le travail est harassant, les
cafés et les terrasses de Madrid ne désemplissent pas dès le matin jusque tard
dans la nuit. Comme serveur, vous passez sans cesse du bar et de la salle
climatisée à la terrasse où la chaleur est suffocante. Où vous êtes harcelé par
des clients qui estiment l’attente trop longue. J’ai vu ces serveurs épuisés,
travailler comme des automates. Vous avez beau dire merci, louer la bonne nourriture,
ils sont absents, incapables d’un sourire de plus, ils continuent leur travail par habitude. Le corps
commande et la raison sommeille. J’ai vécu cela à la boulangerie où je
travaillais dès trois heures du matin mais mon esprit lui, ne s’éveillait que
vers huit heures. Incapable de me souvenir de ce que j’avais fait et penser
durant les cinq heures passées, j’avais pourtant
fait des milliers de pains. Les espagnols préfèrent s’expatrier vers le Nord de
l’Europe où vers les pôles de développement d’Amérique du Sud où ils espèrent
de meilleurs salaires. Eux partent vers plus riches qu’eux, d’autres plus
pauvres viennent. Chacun cherche son eldorado. Mais du point de vue du marché
du travail, cela fonctionne. La soupape du chômage n’y est pas pour rien,
évidemment.
Certains, par le passé ont tenté
d’éliminer la main invisible pour la remplacer par la planification de la
production et de la distribution. L’échec a été total. J’ai trop vu les rayons
des magasins vides en Pologne, en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie ou en
Union Soviétique pour avoir le moindre doute sur cette bérézina. Dans ce
système, les employés étaient tout aussi
incapables d’un sourire, non par épuisement, mais par désespoir. Désespoir dans
la vie quotidienne. Tant à cause du manque de marchandises et de la mauvaise
qualité de celle-ci, que de la promiscuité des logements qu’il fallait parfois
partager avec d’autres familles, que du manque de liberté. Le ras le bol a
produit une révolte généralisée qui a mis au rebut Le Parti, Le mur et une
idéologie centenaire qui avait fait l’espérance de millions et de millions de
personnes.
Au bout d’une heure, dans un Madrid
chauffé à blanc, j’étais fatigué de cette bousculade de camionnettes autour de
moi et de celle des idées dans ma caboche. Comme souvent, je m’évade alors auprès
de ma Haine. Cette rivière qui alimente les étangs de Strépy où j’ai grandi et
vécu mes années d’innocence. Mon amour de la Haine est resté intact (pas mal
hein, l’amour de la Haine). J’essaye de m’imaginer rêvant au bord de l’eau,
mais les souvenirs m’assaillent. Finalement, les souvenirs sont des salauds
aurait pu dire Audiard. Et je ne peux éviter de penser que dans les années
cinquante et soixante, sans en être conscient bien sûr, j’avais déjà vu le
marché à l’œuvre. J'ai vu les tracteurs remplacer les chevaux de traits. Les
petits fermiers, que nous aidions à ramasser les foins, disparaître faute de
pouvoir emprunter pour se moderniser. Seules les grosses fermes s’en
tireraient. Même la production alimentaire domestique allait peu à peu en faire
les frais. Nous avions tous de très grands potagers, des poulaillers, des
élevages de lapins, parfois d’un cochon, qui assuraient presque 60% de nos
besoins alimentaires. Nos achats ne concernaient souvent que les produits secs,
certaines viandes, et les produits d’entretien. Mais le potager domestique
souffrait des mêmes aléas que la production fermière : sécheresse ou pluie
trop abondante, nuisibles, mildiou et autres maladies. Arrivèrent alors les
supermarchés qui allaient écouler les produits agro-industriels. Que n’ai-je
entendu dire « pourquoi m’esquinter à faire pousser des salades que je
peux acheter à bon prix sans effort ? » De nouveau, le marché avait
gagné. Les grandes surfaces allaient
faire disparaître de surcroit le commerce de proximité.
Cela ne s’arrêtera donc jamais !
Aujourd’hui c’est Amazon qui menace les grandes surfaces, internet qui menace
la presse papier. Les coups de boutoirs des low cost ont changé le transport
aérien. Ainsi s’est développé le tourisme de masse qui vient littéralement
confisquer les lieux de vie des habitants des villes visitées. Comment une
ville comme San Sébastian, cent quatre-vingt mille habitants, peut-elle survivre quand elle reçoit en saison
deux millions de touristes qui prennent d’assaut, hôtels, bars à tapas,
restaurants, musées et plages ? L’ubérisation, l’airbnb ajoutent encore tant
à la débauche du prix du logement qu’à la débâcle des chaînes hôtelières. Quelle
place peut encore avoir l’habitant face à cette déferlante? La révolte gronde,
de Venise à Barcelone, des Canaries à Madrid. Des groupes de jeunes s’attaquent
aux touristes. Ce marché veut toujours tant et plus. Insatiable il a toujours
été, insatiable il restera. Et quand nous serons onze milliards d’humains sur
terre, ce sera sans doute encore la main invisible qui donnera un semblant
d’ordre au chaos. Mais peut être le diable finira-t-il par se mordre la queue.
….
Je préfère Madrid à Barcelone. La
foule y est moins dense, plus calme, moins agressive. A une époque, j’avais
passé des journées entières au musée Reine Sophie. L’expo permanente permettait
de retracer l’histoire de l’art contemporain. D’autres fois j’avais eu l’occasion
d’y découvrir deux expos gigantesques de deux de mes artistes favoris :
Valdes et ses ménines, Tapies et sa terre grattée, assemblée, collée sur du
bois, de la toile ou de la tôle. Nous y sommes allés, Marlène et moi, cette
fois encore, bien sûr. Picasso nous attendait avec une expo exceptionnelle sur
Guernica – « Piedad y Terror en Picasso », jusqu’au 4 septembre - qui
ne cessera jamais de nous émouvoir. A El Lateral, fameuse chaîne de
restauration branchée, les mets sont toujours aussi fins. Cette fois, ils nous
ont été servis par un Bangladais. Nous avons passé une matinée calme et
tranquille en nous perdant dans le marché, les ruelles et les escaliers d’un
des quartiers les plus beaux et les moins fréquentés de la ville : La
Latina.
Mais la main invisible ne nous lâche
pas. Et, revenus au centre-ville, Madrid semble fatiguée, hébétée. La chaleur y
est incandescente. Pour un peu, les pneus des voitures pourraient s’enflammer
comme à Séville. Les seuls qui paraissent encore vivre la fameuse et oubliée movida,
sont ces camionnettes qui se disputent un morceau de route ou de trottoir,
bousculant tables, chaises et tableaux d’affichage. Grâce à elles et leur
chauffeur, dès onze heures, les piétonniers nous seront rendus. Nous pourrons
de nouveau dévaliser les commerces, les frigos et les cuisines des
cafés-restaurants. Le lendemain matin, ils seront ré-achalander dans un va et
vient de véhicules, incessant et surréaliste.
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