Il y a longtemps que je pense vous
raconter cette histoire. Je ne sais pourquoi je ne l’ai pas fait jusqu’à
présent. Sans doute par peur de vous heurter ou de vous paraître vraiment
bizarre. C’est en lisant la nouvelle de Haruki Murakami « Hasard, hasard »,
que j’ai été renvoyé à cet épisode de ma vie. Je ne crois pas aux fantômes bien
entendu. J’ai vécu quelque chose d’étrange et d’inexplicable, voilà tout. Et je
vous le livre.
Ma mère a passé sa vie dans cinq
lieux différents. En Italie d’abord, dans le village d’Aquilano qui fait partie
de la commune de Tossicia, dans les Abruzzes. Quand elle s’est mariée, elle a
rejoint la Belgique et a vécu dans un
premier temps à Trivières près de sa belle-famille, dans une cité dont la
construction n’était pas terminée. Il fallait aller s’approvisionner en eau à
un robinet public. Cela n’avait pas choqué ma mère puisque dans son village,
l’eau courante n’existait pas. On prenait l’eau à la fontaine et on en
remplissait différents réservoirs qui avait chacun leur usage. Elle quitta peu
après Trivières pour s’installer à Strépy, à la rue Delsamme, où elle allait
vivre une quinzaine d’années. Je dis elle mais bien sûr avec elle, vivaient mon
père et nous, les enfants. Mais cette histoire concerne une amie à ma mère, c’est
pourquoi je parle de sa vie à elle. Seule ma plus jeune sœur Nadia n’a pas
connu Strépy puisqu’elle est née plus tard à Soignies. Je crois que ma mère a
vécu dans ce village ses plus belles années. En 1967, elle quitta son petit
commerce d’alimentation pour en reprendre un autre, plus important, à Soignies,
dans la rue de la station. Elle le quitta quelques années plus tard pour
s’installer au chemin mitoyen, entre Soignies et Naast où mes parents avaient
acheté une ancienne fermette. C’était son cinquième et ce fut son dernier lieu
de vie. Nous y avons vécu dans la joie, les repas familiaux et les rires. Puis
vinrent les larmes et la tristesse quand ma mère fut atteinte d’une maladie
incurable et en mourut en 1981.
Partout où elle était passée, ma
mère fut aimée par les voisins et voisines qui l’entouraient et lui apportaient
leur affection. Mais, elle se fit à chaque endroit une amie plus proche.
Quelqu’un qui était là plus souvent, qui l’écoutait et qu’elle écoutait. Elles
pouvaient s’échanger les secrets que l’on ne partage qu’entre femmes. A
Aquilano, c’était sa cousine Lina qui a aujourd’hui 92 ans et que j’ai revu en
avril de cette année. A Trivières, c’était déjà notre tante Ida dont je vous ai
parlé dans « Hommage à Sylvestre ». A Strépy c’était Armande, une
voisine dont la maison n’était séparée de la nôtre que par le jardin d’Elise. Elle
fut terriblement désappointée quand nous avons déménagé et se fâcha sur ma mère
qui se soumettait ainsi à un caprice de mon père, disait-elle. Au chemin
Mitoyen, son amie était Ilva. Italienne comme elle, elles vécurent comme deux
sœurs qui s’entraidaient dans tous les domaines. Ilva vit toujours et a dépassé
à l’heure qu’il est les nonante ans.
Quand nous habitions à la rue de
la Station, c’est madame Ivan qui devint sa meilleure amie. Elle habitait, plus
bas dans la rue, un immeuble dans lequel elle louait et gérait des garnis. Son mari était tailleur
et son atelier-commerce était situé dans la rue Grégoire Wincqz, presque en
face de la boulangerie où j’ai travaillé trois années de suite. Monsieur Ivan
était d’origine hongroise. Il était bel homme, grand, toujours en costume
impeccable comme l’exigeait son métier et doté d’une personnalité qui
impressionnait. A eux deux, ils formaient un couple étrange et souvent je m’étais
demandé ce qui avait bien pu les réunir. J’ai parfois pensé, peut-être à tort,
que monsieur Ivan avait voulu, après les événements de Hongrie, une vie calme
et sans histoires, avec une femme qui lui apporterait un peu de tendresse, lui donnerait
un fils et l’élèverait comme il se doit. Ils avaient eu de fait un garçon, de
l’âge de ma sœur Evelyne et à qui ils donnèrent comme prénom, Ivan. En vous
écrivant cela, je me demande : s’appelait-il Ivan Ivan ? Mais j’ai le
vague souvenir que monsieur Ivan avait utilisé son prénom dans la vie publique
car son vrai nom de famille était trop compliqué à prononcer. Ou alors pour une
question d’image dans cette petite ville de Soignies, à l’époque, très
catholique et provinciale.
Madame Ivan - ma mère et nous l’appellerions
ainsi toute sa vie - contrairement à son élégant mari, était petite, boulotte,
les joues bien rebondies et rouges qui lui donnaient un visage de pleine lune.
Elle parlait très peu : bonjour, ça va. Elle venait tous les jours à la
maison, s’asseyait dans un coin de la pièce d’où elle semblait nous regarder
vivre. Seule ma mère arrivait à la faire parler un peu plus. Parfois, si elle voyait
ma mère trop occupée par le magasin, elle se levait pour donner un coup de
balais ou de torchon, faire le café ou surveiller la marmite sur le feu. Un
jour, ma mère fut sévèrement malade et il fallut l’hospitaliser. A cette occasion,
madame Ivan avait pris les choses en mains de façon vigoureuse et efficace,
remettant mon père à sa place et soumettant la maisonnée à un minimum de
discipline et d’ordre. Elle avait géré cette situation avec la même autorité
dont elle faisait preuve dans la gestion de ses garnis. Les occupants, souvent
des hommes seuls et parfois à la dérive, avaient besoin qu’on les contienne.
Quand nous avons été habiter la
fermette du Chemin Mitoyen, elle en fut bien sûr triste mais n’en dit rien.
Elle continuait à venir voir ma mère en bus aussi souvent que son travail le
lui permettait.
Quand ma mère mourut, nous avons
cessé de voir madame Ivan. Je crois que notre sœur Evelyne qui lui était plus
proche du fait de son amitié avec son fils, passait la saluer de temps à
autres. Moi-même, j’ai été la voir une seule fois pour lui présenter mon fils
Dimitri. Je m’étais mis en route un jour de froid sec et piquant en poussant
Dimitri dans un caddy. Quand madame Ivan m’ouvrit la porte, elle fut bien sûr
surprise et émue. Avec le froid, Dimitri avait les joues aussi rondes et rouges
que les siennes. Elle n’avait pas changé malgré les années. Elle me fit entrer
dans sa cuisine, qui était également sa pièce à vivre, située au bout de l’énorme
corridor. Elle me servit du café. Elle a pris Dimitri dans ses bras et le
trouvait adorable, me demandait des nouvelles de chacun des membres de la
famille. Elle répétait à différentes reprises : ah, ta chère maman !
Je ne me souviens pas si monsieur Ivan, était décédé avant ou après ma mère. Le fils, Ivan, lui, menait ses
études. Elle gardait quelques locataires, les moins difficiles me dit-elle. Je la
quittais au bout d’une heure, le froid était toujours sec et encore plus
piquant à tel point que j’eus peur pour Dimitri. Mais tout se passa bien. Ce
fut la dernière fois que je vis madame Ivan. Sauf que…
Quatorze ans plus tard, je me
suis séparé et durant quelques mois, j’ai vécu d’abord chez des amis et ensuite
seul dans une petite maison de la rue des Poissonniers à Tubize. Dans le passé,
c’est dans cette rue que s’installaient les étals de poissons les jours de
marché. Cette maison comportait une pièce au rez[Cec1] de chaussée et deux petites chambres à
l’étage. Je l’avais complètement rafraîchie et j’y avais installé une kitchenette
sous l’escalier et avais transformé, avec l’aide de René, un ami, la petite
remise en salle d’eau avec douche et WC. J’aimais beaucoup cette maison. Je
pouvais y recevoir mes enfants, amis et famille. J’y faisais des repas pour
cinq ou six personnes. Marlène appréciait aussi l’endroit et nous y avons vécu
nos premiers moments les plus émouvants. J’avais peint le plancher de la
chambre en blanc et mon matelas posait directement sur le bois. Plus tard la
maison a été rasée pour laisser place à un immeuble à appartements.
Une nuit que j’y dormais seul, je
fus réveillé en sursaut. Quelqu’un m’avait appelé par mon prénom. Dans
l’obscurité, je voyais, stupéfait, debout au pied de mon matelas, madame Ivan,
légèrement éclairée par la lumière de la rue. J’étais désarçonné. Avais-je peur ?
Mon ventre me brûlait. Evidemment, la surprise avait été totale. En souriant
comme à son habitude, madame Ivan me dit : « C’est moi, ne t’en fais
pas, je m’en vais ». Et elle disparut aussitôt. Je fis de la lumière, mais
il n’y avait plus personne. Cela me paraissait tellement réel que je me demandais par où et
comment elle avait pu entrer et sortir aussi vite.
J’eus du mal à retrouver le
sommeil mais je vécus la journée du lendemain sans plus penser à cet événement
de la nuit. Un peu comme on enfouit un rêve. Ce n’est que quand ma sœur Evelyne
m’appela quelques temps - des jours ? Une semaine ? - plus tard et m’apprit
à cette occasion la mort de madame Ivan que tout me revint en mémoire. Quand je
demandais des précisions à Evelyne, je dus bien me rendre à l’évidence :
le décès était survenu la fameuse nuit de sa visite dans ma chambre.
Je ne sais toujours pas que
penser de cet épisode. J’en fus bien sûr troublé durant quelques temps. Madame
Ivan serait-elle venue me dire un ultime adieu en partant pour l’éternité ?
Il n’y avait pourtant aucune chance qu’elle sut que j’habitais Tubize. Etait-ce
de l’auto suggestion de ma part ? Pourtant, je ne crois pas avoir pensé à
elle les années précédant cette apparition. Il m’arrive parfois de convoquer ce
souvenir et chaque fois, je revois exactement la scène : madame Ivan, souriant
debout au pied de mon matelas, éclairée par les lumières de la rue des
Poissonniers qui passaient au travers de la fenêtre de ma chambre et qui me
dit : je m’en vais. En en parlant avec Marlène avant de vous écrire, elle
me dit que je lui ai, de fait, déjà raconté cette histoire à plusieurs reprises.
Je pense bien que madame Ivan
repose depuis lors auprès de son mari au cimetière de Soignies. Je devrais essayer
d’y passer. Je devrais aussi tenter de retrouver son fils Ivan et prendre de
ses nouvelles. Et encore, en parler à mes frères et sœurs, peut-être quelqu’un
se souviendra-t-il du nom de famille réel des Ivan.
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