J’ai demandé une gueuze, Marlène
et Nadia ont chacune commandé un cava. Cela faisait un peu snob, avais-je
pensé, de prendre un cava dans un café de ce genre à Molenbeek. D’autant plus
que Nadia avait mis un chapeau vintage, genre bonnet de bain mais en tissu
argenté. Le style de chapeau que portait Liz Taylor dans ses jeunes et belles
années. Et Marlène avait, bien entendu, son élégance habituelle. En fait, tout
s’est bien passé, les Molenbeekois étaient contents du côté original de ces
visiteuses. Nous avons été très bien accueilli et avons pu échanger quelques
propos avec deux ou trois des clients, simples, à l’accent bruxellois à couper
au couteau mais charmants et heureux de vivre.
Nous étions, enfin, venus
découvrir l’appartement que Nadia a loué et aménagé dans le quartier Candries,
ayant tourné définitivement, après vingt ans, la page nantaise. Mon Dieu, mon Dieu ! avais-je pensé
quand elle m’avait annoncé cela il y a quelques mois. Molenbeek faisait la Une
de l’actualité. Nul besoin de vous expliquer pourquoi. Donc ce dimanche matin,
je m’étais abstenu de mettre ma montre (très belle mais très voyante avec son
grand cadran rouge) et avais éliminé tout signe extérieur de richesses. J’avais
conseillé à Marlène d’en faire autant, mais rien n’y fit. Sans sa montre, ses
bagues et son collier, elle se sent nue. J’en avais pris mon parti :
Bruxelles, c’est sa ville, sa jeunesse, elle s’y sent chez elle. Et ce ne sont
pas les terroristes qui la feront changer d’avis.
Nous avons pris le train jusque la
gare du midi, puis au sous-sol de cette immense cathédrale, le métro Simonis
jusque Beekant et ensuite le bus 87 pour descendre à Candries. De nouveau, dans
ce genre de transports, qui plus est, le jour du marché du Midi, sur la ligne
vers Molenbeek, qui passe près de l’hyper coloré abattoir d’Anderlecht, nous
découvrons ce Bruxelles cosmopolite que nous adorons. Certaines études la
classe, avec 62% de la population née en dehors de la Belgique, deuxième ville
la plus cosmopolite au monde après Dubai. Dans cette dernière, 82% de la
population vient de l’étranger. Suivent ensuite Londres, New York, Toronto,
Auckland avec de 37 à 47%. J’ai cette impression dans le bus et le métro, qu’avec
les attentats qui se succèdent et n’ont pas l’air d’en finir, les gens, toutes
nationalités confondues, manifestent une empathie et une attention aux autres
inhabituelles. Je ne crois pas me tromper. Toujours est-il que le dépaysement
est réel et que j’ai adoré ce petit voyage (deux heures) en transport en
commun.
Candries est un des beaux
quartiers de Molenbeek où se côtoient immeubles à appartements, petites maisons
et quartiers villageois. Nadia habite un petit flat au septième étage d’un
immeuble sur le boulevard Métaiwie. Son logement n’est pas très grand, juste ce
qu’il faut pour une personne seule, avec toutes les commodités nécessaires. Le
lieu est chaleureux, empli et décoré de meubles et d’objets accumulés au long
de près de vingt années de « chine » dont Nadia a la passion.
Quand on sort du bâtiment, on se
retrouve après cinquante mètres dans un village avec ses petits commerces
discrets et conviviaux. Au carrefour de la rue des Béguines, de Potaerdegat et
de korenbeek, il y a deux terrasses qui se font face : « Au bon coin »
et « La Piccola Sicilia ». Une troisième terrasse (boulangerie,
pâtisserie, épicerie fine et traiteur) est fermée le dimanche. Nous avons
hésité un moment, mais le Bon Coin était le même que celui de Strépy ou que
celui que j’avais vu à Roubaix en
juillet près de la « Condition Publique », je ne pouvais pas rater
cela. Pensez : une gueuze au Bon Coin ! Des hommes, tous plus que
bedonnants, qui se font la bise, qui vous disent bonjour sans vous connaître et
qui, quand vous les accrochez – facile pour moi, toujours la même question :
alors la vie est belle ? – vous font part de leur amour et leur fierté d’être
Molenbeekois. « Mais les journalistes – surtout les français, vous n’êtes
pas françaises hein mesdames ? En regardant Marlène et Nadia - nous volent notre ville que ces cons ont
baptisée Molanbecq au lieu de Molenbeek ! Trop difficile à prononcer pour
eux hein ! »
J’aurais bien pris une autre gueuze
mais cela nous aurait fait rater le train de 20 heures.
Mardi dernier j’ai fait du pain.
Quel plaisir ! Mes fagots de bois de noisetier, de pommier et de cerisier,
confectionnés en avril, sont à point. Mon four chauffe magnifiquement bien. Il
a maintenant bien séché. Il ronronne. Je le sens bien.Pourquoi l’image qui me
vient en tête est celui du sein d’une femme qu’on prend doucement au creux de
la main ou d’une main qu’on pose et qui caresse un ventre rond. Mais vous
vous rappelez, j’ai fait du béton, deux murets de support, une sole, du sable
pour la voûte, un trou pour la cheminée…et non seulement cela tient mais cela
fonctionne à merveille. J’en suis fier et fou de joie.
Ma pâte sur « polish »
(mi levain, mi levure) était parfaitement réussie. J’étais nerveux bien sûr
donc j’ai fait quelques petites erreurs : oublié de fermer le clapet de la
cheminée et le clapet de la prise d’air (donc perte de chaleur), j’avais
préparé ma lame de rasoir mais ai oublié de grigner les pains (on dit grigner
car là où l’on fait des entailles, il y aura des petites croûtes plus cuites à grignoter :
grigner - grignoter). Mais à part ces petits manques, c’était réussi : Ils
étaient beaux, ronds et bruns. Ils faisaient toc, toc quand on les frappait du
doigt. J’ai remarqué après coup que certains étaient cuits plus que d’autres,
donc je devrai veiller à bien répartir les braises sur tout le four. La croûte
du dessous était propre, signe que j’avais bien nettoyé la sole. Bien sûr, il y
avait comme il se doit pour un pain cuit au feu de bois, deux ou trois petits
grains de charbon accrochés à la croûte, juste ce qu’il faut.
Fin de journée, j’ai relancé le
feu pour des pizzas. Marlène avait placé la barre très haut. Elle voulait des
pizzas fines et croustillantes comme à « I Marmi » de Rome. Eh bien, même
si j’ai eu quelques difficultés d’enfournements faute d’une pelle adéquate,
elles étaient fines, croustillantes, une ou deux biscornues dans leur forme
mais toutes délicieuses malgré tout.
Preuve que mon four est
parfaitement fonctionnel : le lendemain, il affichait encore 100 degrés et
les braises que j’y avais laissées étaient réduites à l’état d’une magnifique
cendre blanche. Pas un morceau de bois n’avait survécu. J’ai distribué les
pains à quelques voisins mais nous en avons dégusté deux durant toute la
semaine. Ils se conservent très bien et gardent leur saveur très légèrement
fumée jusqu’au bout. Un voisin, de retour de vacances dans les Cinque Terre m’a
dit : « nous l’avons dégusté comme en Toscane, avec juste un filet d’huile
d’olive ». Je crois bien remettre cela ce mardi.
Mais je pense que Gene, Loly,
Jasmine et d’autres risquent de se fâcher en attendant mes ateliers de
formation pain. Je me rends compte que je ne pourrai pas le faire dans mon
petit fournil. Trop petit. La bonne grandeur pour travailler seul, mais à deux
ou trois on va se marcher sur les pieds. Puis il y a quand même ce côté « charbonnier »
dans la cuisson au feu de bois, un peu machiniste de train à vapeur. Pas
facile. Bref, j’ai une idée de l’endroit où je vais faire ces ateliers et je
vous en parle bien vite. Promis, juré
Allei, à très vite.