Il faut que je vous raconte ma
promenade. Je dis promenade mais je devrais parler de marche. Mon pas est rapide
et ce durant trois heures. Je parcours une quinzaine de kilomètres. Marlène m’accompagne un jour sur deux. Samedi,
nous avons marché plus de deux heures trente. Parfois nous nous parlons,
parfois nous nous taisons. Le silence qui nous entoure est magique.
Quand je marche seul, j’ai
parfois le sentiment d’aller à la rencontre de mon passé. C’était le cas jeudi
dernier. Je vous raconte et je voudrais dédier ce texte à mes petits-enfants : Elina,
Elsa, Antonin.
Je suis parti tôt le matin. Je
regarde toujours l’heure sur mon smartphone en sortant de la maison. Il était
6h25. Je traverse le clos résidentiel récemment construit au haut de notre rue et rejoins la rue de l’Arbre Sainte Barbe (à
ne pas confondre, comme je le fais souvent, avec la rue de l’Arbre Béni qui,
elle, se trouve à Ixelles et qu’André Bialek a chanté dans les années septante).
A Voroux-les-Liers, elle devient la rue de la Renaissance (qui jouxte la rue du
cimetière. Eh oui !). Je prends à
droite un large sentier herbé qui me fait traverser de grandes prairies où
paissent une vingtaine de chevaux et poneys. J’emprunte ensuite la Vieille Voie
de Tongres qui, au-delà du Ravel qui va de Liers à Ans, retrouve son air
d’antan avec sa terre et ses cailloux. Je marche alors quelques kilomètres au
milieu des champs de betteraves et de céréales jusque Juprelle. Au bout de ce
chemin de campagne, avant de retrouver le macadam, sur le pignon du hangar en
bois d’une ferme est apposée une plaque en métal avec une écriture blanche sur
fond bleu. Elle semble officielle et elle porte l’inscription « Place des
voisins sympas » et en dessous en plus petit « commune de
Supercool-Cétrankil ».
J’ai été à plusieurs reprises
jusque l’Eglise de Juprelle, pour cela je dois prendre la rue Tige vers la
gauche. L’église n’a pas beaucoup d’intérêt mais elle voisine avec une vieille
ferme en carré, tout en brique, dont la toiture de l’immense grange est en
partie écroulée. Vestige de l’agriculture d’autrefois. Quelqu’un la restaurera
t-elle un jour ?
Ce jeudi, j’ai décidé de partir
vers la droite. De loin, j’avais repérer une autre église, mais je ne suis pas
parvenu à la retrouver. A un carrefour, il y avait un poteau indiquant quatre directions différentes sur de
petites plaques en acier. Le tout ressemblait à une girouette. Heureusement ce
n’en était pas une. Le panneau tout au-dessus des autres indiquait l’endroit où
nous étions : Villers Saint Siméon. Un autre désignait la route en oblique
à droite : Slins et Flexhe Slins. A gauche c’était Paifve et Wihorgne.
Dans la direction d’où je venais, il était indiqué Juprelle et Lantin et enfin
à droite Liers et Voroux les Liers. J’ai suivi cette indication. Je savais que
j’avançais sans doute en parallèle avec le chemin de terre que j’avais pris
dans l’autre sens. Cette route, la chaussée de Brunehaut, n’est pas très
agréable : trop de voitures, pas de trottoir, rien qui pourrait avoir un quelconque intérêt, si ce
n’est le mur d’enceinte en brique d’une immense propriété ancienne. Qui peut
habiter un tel endroit et avoir les moyens de l’entretenir?
Après un bon kilomètre je vois un
chemin de terre sur ma droite. Au loin, j’aperçois le gazomètre. Je comprends
que, en prenant ce chemin, je vais rejoindre ma vieille voie de terre et de
cailloux.
De suite, je constate que, pour
la première fois depuis que je fais cette marche, j’ai le soleil dans le dos et
mon ombre marche devant moi. Je parcours à peine 200 mètres et tout à coup,
j’ai l’impression, furtive, qu’une deuxième ombre marche à côté de la
mienne. Je me retourne pensant être
suivi, mais il n’y a personne. D’un côté
du chemin un champ d’avoine, de l’autre un verger de poiriers. Je reprends ma
marche et de nouveau cette autre ombre
m’apparaît. Je me retourne mais toujours rien. Je me dis que le mieux est que
je l’observe un certain temps sans me retourner. Est-ce que j’ai des troubles
de la vision ou est-ce qu’elle existe réellement ? Je l’observe, je
connais bien mon ombre et celle qui se trouve à son côté n’est pas la mienne.
La personne est plus tassée, plus large. Et très vite je la reconnais. Un énorme
frisson me parcourt. Sa casquette qu’il tient à la main. Ses longues et rares mèches
de cheveux qui virevoltent sur son crâne rond, son gilet qui s’élargit à la
taille et que je lui ai toujours connu durant les trente ans où je l’ai fréquenté.
Je suis né en 1951, il est mort en 1980. Pépère, mon grand-père paternel. Je
suis abasourdi. J’ose un : c’est toi pépère ? C’est ainsi qu’enfants nous l’appelions. Ca
va pépère ? « Oui, t’inquiètes pas, continue de marcher Mario, je
suis derrière toi ». De nouveau je frissonne. Les larmes me montent aux
yeux. Je n’ose aucune autre question de peur qu’elle ne s’étrangle dans un
sanglot. Je ne veux pas me retourner, l’ombre pourrait disparaître. Je suis sûr
de sa voix aussi, enrouée par le tabac. De son accent marseillais : Il a
quitté l’Italie à 11 ans, en marchant durant des semaines à travers les
montagnes, grappillant un quignon de pain dans une ferme, des épluchures de
patates dans une autre. De Pragelatto, près de Sestrières, jusque Marseille où
il a vécu quelques années. Natale – c’est son prénom, Noël en français - Gotto
est piémontais. Mais, enfants, c’est dans les Abruzzes que nous allions. La
région de ma mère. Aussi me suis-je toujours considéré comme abruzzaise et non
piémontais malgré mon attachement à mon « Pépère ».
Au bout d’un kilomètre que je
parcours étreint par l’émotion, je rejoins
mon chemin de campagne pas loin de la Place des voisins sympas. Je prends à
gauche. Ce faisant j’ai le soleil en oblique et mon ombre est à droite derrière
moi. Je suis borgne de mon œil droit et donc ne la voit plus. Je me retourne mais la sienne a disparu. Je
veux la revoir, je ne veux pas la perdre. Me vient une idée. Je sais que dans
trois kilomètres, je vais croiser la chaussée romaine. Il ne reste qu’une bande
de cinquante mètres des pavés d’origine, mais j’adore les fouler en pensant
qu’ils ont été plantés là il y a deux mille ans. Les vieux cailloux, cela va
plaire à Natale aussi me dis-je. Si je prends cette chaussée à gauche et
ensuite, dans l’autre sens le Ravel qui lui est parallèle, j’aurai de nouveau
le soleil dans le dos. Ce que je fais. Mais dans les hautes herbes, je n’arrive
pas à distinguer mon ombre. Alors, je prends la première sortie du Ravel à
gauche vers l’église de Liers et là, je tourne à droite sur la rue Provinciale.
Bien joué. Le soleil projette mon ombre sur les façades des maisons ; la
sienne est là encore qui m’accompagne. Chair
de poule sur tout le corps. Je ne pose aucune question. Il se tait aussi. Je ralentis le pas pour profiter au maximum de
sa présence.
J’ai dépassé les vitrines d’une
des dernières vanneries de la province, et me suis engagé à gauche sur le
chemin entre les prairies aux chevaux et poneys. Je découvre le nom de ce
sentier herbé : ruelle au bois. Ce devait être il y a longtemps.
Aujourd’hui, le bois a disparu. Et l’ombre aussi. Et moi, de nouveau, les larmes me montent aux yeux.
En rentrant, je décide de ne rien
dire. Comment expliquer deux ombres ?
Non, je préfère l’écrire. Quand c’est écrit, cela devient une histoire. C’est
au lecteur de décider s’il y voit la vraie vie.
Mais en finissant ce texte, je
regarde la seule photo que j’ai de lui. C’était son ombre, j’en suis sûr. C’était
sa voix enrouée de tabac qui m’avait lancé la phrase la plus précieuse qui soit
d’un grand père à son petit-enfant : « Continue de marcher, je suis
derrière toi ».
Allei, à lundi hein.