Je ne suis pas seul à marcher le
matin. Pleins d'amis le font avec moi. Enfin, je dis amis même si dans la
plupart des cas, on ne s'est jamais adressé la parole. Le plus souvent, on se
contente d'à peine un bonjour ou même d'un simple signe de tête. Mais, on se
voit tous les jours, on se devine de loin, et s'installe ainsi une certaine
complicité silencieuse. Nous pratiquons le même sport : la marche (une minorité
fait du jogging ou trottine). Et nous voyons chaque jour les mêmes paysages, la
même mer, le même lever de soleil et grâce à lui, le même ciel changeant. Nous
sortons tous à l'approche de sept heures et terminons notre marche, je pense,
vers neuf heures ou neuf heures trente.
Si cela ne fait pas une amitié, ces
points communs créent une identité, même partielle, une relation, une habitude
et pour les plus fragiles, une sécurité. Je suis persuadé que si l'un d'entre
nous tombait à l'eau (cela ne pourrait se passer que sur les quais du port de pêche
et non sur la promenade du bord de mer), se foulait le pied ou était
agressé, les autres viendraient à son secours. Cette amitié-là est autre
que celle de FB où, si l’on échange beaucoup, on ne sait pas toujours mettre un
visage ou une silhouette sur un nom. Ici, au contraire, on a les personnes face
à soi, mais... sans les mots.
Selon mes calculs, nous sommes entre
trente et quarante. Cela varie. Par exemple ce dernier jeudi, tout le monde
était là. Mais ce vendredi, jour de la fête de la San Miguel dans le quartier «
La Ermita », nous étions moins nombreux. Puis, certains, comme moi, abandonnons
les autres durant des semaines et parfois des mois. Mais au retour, on se
reconnaît rapidement. Toujours d'après mes propres observations empiriques, il
y a autant d'hommes que de femmes et je pense pouvoir dire qu'une moitié
d'entre eux marche seul, l'autre moitié marche en couple ou en groupe.
J’ai pensé un moment appelé ma
chronique « sociologie des marcheurs du matin le long de la plage ».
Mais c’eut été prétentieux et
rébarbatif. Je vais essayer de vous parler d'eux, de vous les présenter en
quelque sorte. Simplement. Sachant qu’étant donné le type de relations qui nous
caractérisent, cela ne pourra être que subjectif.
Je passerai très vite sur les
sportifs « semi professionnels ». Ils ne sont pas nombreux, quelques jeunes
femmes et jeunes hommes. Pas plus de six ou sept personnes. On les reconnaît à
leur façon de s'habiller: body, shorts en tissu coupe-vent, maillot collant,
tout cela très fluo. Les vêtements sont tels qu'ils laissent apparaître les
muscles, les épaules, les abdos. Les cuisses et mollets sont luisants. Ils
marchent ou courent plus vite que la plupart des autres avec un air qui se veut
évident. On devine qu'ils pratiquent, en plus de ce jogging matinal, soit la
salle, soit un sport régulier. Il est probable que certains soient prof de gym.
La plupart d'entre eux commencent ou terminent leur parcours sur les engins de
musculation situés en plein air, au bas du parc Amadorio.
Assez proches d'eux, il y a, pas très
nombreux non plus, ceux que j'identifie comme des cadres. Ils font leur jogging
ou leur marche matinale avec sérieux et application. Cela fait partie des
exigences de la fonction: le corps bien entretenu est aussi indispensable que
les dents blanchies régulièrement, les joues bien rasées, le port altier et le
costume ou l'ensemble bien ajusté. Leur coupe de cheveux est impeccable même
pendant la course. Leur tenue est étudiée, sportive mais sans être fluo ni
moulante. L'élégance prime.
On identifie facilement ces deux
catégories, non pas à leur façon de regarder les autres mais justement au fait
qu'ils ne les regardent pas. Le regard est fixé vers le lointain, droit devant.
C’est l’objectif qui compte. Ils n'apprécieraient pas d'apprendre que je fasse
d'eux et des autres un seul monde de marcheurs ou de trotteurs.
Inutile, je pense, de souligner que
ces derniers marchent ou courent seuls. J'ai commencé par eux, parce qu'ils
sont une minorité « non intégrée » si vous me permettez l’expression.
Chacun d'eux fait bande à part. Ils ne sont pas tout à fait « de la famille »
si je puis dire. On est poli avec eux mais s'ils partaient, la majorité
pousserait un soupir de soulagement. C'est drôle hein comme dans tout groupe on
se cherche des points communs, des repères sécurisants et on a tendance à
exclure ceux qui n'y correspondent pas.
Mon plus grand plaisir est bien sûr
d'observer les couples. Ces derniers sont une bonne dizaine. Mais n'allez pas
croire que rien ne les distingue. Au contraire.
Il y a différents types de couples.
Certains dont je me sens plus proches bien sûr. Avec qui une empathie naît
assez naturellement. D'un coup d'œil, on sent qu'on est content de se revoir.
D'autres moins. Aucun signe. Le froid total. Ainsi, je vois deux sortes de
couples dans ceux que je rencontre dans mes marches du matin: Ceux qui s'aiment
d'une part et par ailleurs ceux dont je dirais « qu'ils vivent ensemble ». Sans
plus, ajouterais-je. Mais est-il possible de vivre ensemble « sans plus »? Je
ne voudrais pas paraître présomptueux, ni porter de jugement. Il est très
difficile de se faire une idée précise de ce qui se passe dans la tête ou dans
la vie des gens quand on ne se connait que de vue, c'est le cas de le dire. Mon
regard est donc complètement subjectif. Les couples que je rencontre, à
quelques exceptions près, sont des couples âgés. Septante ans ou plus.
Je croise chaque jour, sans exception,
depuis toutes ces années que je marche le long de la mer, un couple avec son
chien. Un petit chien au poil court, noir et grisonnant. Il me fait penser à
Mirette, la vieille chienne de la boulangerie où je travaillais étant jeune.
J'imagine que ce couple a commencé à marcher le matin parce qu'il fallait
sortir le chien. Ah ! Sortir le chien ! Ils sont nombreux à marcher
le matin parce qu'il faut sortir Mirette. Heureusement. Qui me disait, il n'y a
pas si longtemps : « leur chien les aide vivre ». Ou « le chien leur sauve
la vie ». S’il est vrai que beaucoup ont commencé à faire de la marche le matin
pour sortir Mirette, il est tout aussi
certain, qu'avec le temps, la marche devient une habitude, un besoin et au bout
du compte un plaisir. Je crois que finalement, si leur Mirette mourait et
qu’ils n’en faisaient pas une dépression fatale, ils continueraient à
marcher.
Ce couple que je croise donc depuis
des années m'a souvent occupé l'esprit. Leur froideur, leur distance, leur
comportement m'a d'abord agacé puis interloqué. Le monsieur est glacial. Il
vous regarde, quand il ne vous ignore pas ostensiblement, sans ciller. La dame
semble soumise et on dirait qu'à tout moment, elle voudrait disparaître. Qu'on
ne la voit plus. C'est elle qui a toujours le gant de plastique en main et qui
ramasse les crottes de Mirette. Lui s'arrête, la regarde faire, ou plutôt semble
vérifier qu'elle fait cela convenablement et ils reprennent ensuite leur
marche. Je ne crois pas les avoir vus une seule fois saluer ou échanger un mot avec
d'autres. J'essaye parfois d'imaginer leur retour à la maison. Madame dresse le
petit déjeuner pendant que monsieur lit le journal. Il passe à table en
continuant de lire tout en buvant son café et retourne ensuite dans son
fauteuil. J'ai peine à voir comment peut se passer leur journée. Ils ont l'air
en bonne santé. Ont-ils des enfants? Reçoivent-ils des visites? Je les imagine
évidemment vivre ensemble comme je les vois marcher ensemble: coupés des
autres. Comme si ces autres, les autres, étaient une menace contre leurs biens,
contre leur tranquillité. Je les catalogue plutôt PP si pas franquiste. Je les
vois clairement contre le referendum de Catalogne mais aussi contre le mariage
gay, contre l'avortement, contre l'existence de Podemos et en général contre
tout ce qui viendrait perturber l'ordre établi. Je les imagine ayant construit
ainsi une barrière, une forteresse dont monsieur, aujourd'hui qu'il est
pensionné, est le maître. Mais ne l'a-t-il pas toujours été? Et madame lui est
finalement reconnaissante qu'il l'ait protégée, subvenu à ses besoins et
construit un cocoon tranquille. Ils vivent ensemble. L'amour ou la tendresse
n'a finalement que peu d'importance semble-t-il. Chacun son rôle. Chacun sa
place. A madame la sécurité, à monsieur l’autorité. Le non-amour, la non-vie
sont le prix de leur tranquillité. Bon pourquoi pas. Sans doute cela vaut-il
mieux que la solitude.
Le contraire de cet autre couple, venu
plus tard rejoindre notre marche et dont l'attitude traduit l'amour. Ils ont
aussi dans les septante ans ou plus. Ils marchent collés l'un à l'autre, madame
tient le bras de monsieur et se blottit contre lui. Ou, plus souvent, ils se
tiennent la main. Monsieur est grand, élégant, le port beau, la poitrine large
et protectrice. C'est comme s'ils avaient attendu toute leur vie ce moment où
enfin ils allaient être ensemble tout le temps. Nuit et jour. Tôt le matin,
avant que le soleil ne se lève jusque tard le soir après qu'il soit couché.
Enfin, le travail, le labeur, les engagements sont derrière eux. « Enfin
tu es à moi ». Il y en a plusieurs comme eux. Ceux-là s'aiment, c'est
touchant. Il n'y a pas de chien. Il n'y a qu'eux deux qui sourient aux autres
et les saluent amicalement. Je crois que monsieur a eu un travail « social ». Je
n'en sais rien. Peur être a t'il été enseignant? Ou a t'il fait de la
politique? Ce devait être un type qui aimait son boulot et qui respectait les
autres. Peut-on aimé réellement quelqu’un sans respecter TOUS les autres? Je
suis presque certain qu'en rentrant, c'est lui qui prépare le petit déjeuner
pendant que madame se rafraîchit. Ou mieux, je crois que régulièrement, il
l'invite à prendre churros con chocolate à la cafeteria Valor ou à la Placetta, au cœur du vieux
village. Ils s'inquiètent eux aussi du monde tel qu'il va, mais c'est par
bienveillance. Bienveillance pour les plus faibles et pour les générations
futures, pour les autres en général.
Parlons des autres justement. Le petit
groupe le plus amusant est celui « des trois femmes ». Je les nomme ainsi par
comparaison et opposition avec « Las Tres Brutas », titre d'une pièce de
théâtre chilienne vue à Liège il y a quelques années. Avec elles, on se dit
bonjour, on se parle. Un jour qu'elles n'étaient que deux, j'en ai profité pour
les aborder: Falta una? (Il en manque une?). La troisième est parfois absente
m'ont elles expliqué, car elle s'occupe de son petit enfant. Ainsi est née une
relation entre nous. A mon retour de quelques semaines en Belgique, on s'est
reconnu, on s'est donné des nouvelles (l'une d'entre elles avait fait une chute
en marchant et doit encore faire attention) et je les considère comme de bonnes
copines.
Il y a un groupe d'hommes aussi. Ils
marchent depuis pas mal de temps. On se dit juste bonjour car ils sont cinq et
n'arrêtent pas de parler avec force cris et gestes. Je les imagine anciens
collègues de travail, incapables de vivre sans ces retrouvailles matinales,
sans cette camaraderie d'antan : ce n'est pas parce qu’on ne travaille plus
ensemble qu'on ne doit pas rester copains. Alors ils sortent le matin, comme
s'ils allaient travailler. Cela arrange bien « bobonne» qui peut ainsi garder
ses vieilles habitudes et le plaisir de sa solitude matinale à laquelle la vie
l'a habituée. Eux sont contents. Ils n'ennuient personne et dorénavant
personne, ni chef, ni patron, ne les ennuie et n'a prise sur leur vie. C’est
là un sentiment de liberté qui les rend légers.
Et puis il y a tous les autres. Qui
marchent seul. Pas mal d'obèses. Ils et elles marchent en soufflant. Certains
trottinent. Avec difficultés. Ils et elles regardent la mer et fuient le regard
des autres. Quoique certains sont bravaches et ont l'air de vous dire : regardez-moi,
quoique vous en pensiez, un jour je serai comme vous. En fait je leur souhaite
réellement d’y parvenir. On devine aussi ceux qui marchent sur conseil médical.
Un accroc de santé les a fait réagir: « ou je bouge, ou c'est fichu. ». Je
distingue quelques hommes gris, tristes. Ils sont deux ou trois. Cinquante ans
ou à peine plus. Ils se croisent et parlent entre eux. L’air résigné. Ils se
sont fait jeter je crois. Après des années de bons et loyaux services : « on
n’a plus besoin de vous ». Ils ont du mal de se refaire. Mais ils marchent
le long de la plage. C’est déjà ça.
Il y a ceux que je trouve cocasses.
Celle que Marlène et moi appelons « la folle ». Elle marche avec son
chien qui la tire dans tous les sens. Mais elle n'y prête aucune attention, l'œil
rivé à l'écran de son smartphone qu’elle tapote de son index. On la voit
marcher en ville du matin au soir, tirée par son chien. Toujours en fluo mais
les couleurs changent au long de la journée: le matin jaune, le midi pistache
et le soir rouge. Il y a aussi la dame aux quatre chiens. Elle a bien du mal
quand les laisses s'emmêlent et que d’autres s’en mêlent. Elle est petite et
maigrichonne. Les chiens lui mangent ses maigres ressources. Je l’ai nommée
Atmosphère. Laurel 'Autrichien – c’est moi qui l’ai baptisé ainsi - lui aussi
très sympa. On a eu l'occasion de bavarder un jour en attendant le métro. Il
est maigrelet. Le matin, il voudrait
bien entamer la conversation, mais son chien ne veut pas et comme il est plus
fort que lui, il l'oblige à avancer. Il hausse une épaule pour s'excuser. Puis
il y a celui que j'appelle Willy Demeyer. Pour les non liégeois, c'est le nom du
bourgmestre de Liège. Il a une bouille d'ourson et se fait des voix sur son
seul prénom. Celui de la promenade du bord de mer lui ressemble. Du moins son
visage, pas son allure. Il marche en balançant les bras comme un patineur: le
bras droit à fond vers la gauche, le bras gauche à fonds vers la droite. Les
pieds bien plats s'écartent aussi du point d'équilibre du corps. Penché vers
l'avant, il fonce comme un taureau et on s’écarte pour lui laisser le passage.
Le sosie de Philippe Defeyt m’amuse beaucoup. Il trottine, fait deux fois les
dix kilomètres de l'aller-retour, stoïque, se refusant à toute grimace qui
pourrait laisser apparaître la moindre souffrance.
Il y a aussi Donald Sutherland dans
l’un de ses rôles les plus crapuleux. Ici il a la boule à zéro. Je l’appelle
aussi « le baroudeur au doberman ». Il me regarde d'un air étonné ces
derniers temps. Il voit bien que je n'ai plus peur de son chien depuis mon
EMDR. Quelle gueule bon dieu. Ravagée, cicatrisée. J'adore.
Oui, mais oui, bien sûr, il y a deux
ou trois (très) belles femmes. Oui bien sûr, je les regarde, tente de leur
lancer un bonjour. Si, si, elles me regardent. Certaines me sourient et me
répondent. Holà ! Holà !
Mais enfin Mario, et toi, pourquoi
marches-tu? Pour le sourire de ces belles femmes ? Non, je vous rassure. Bon
an, mal an, je me suis toujours entretenu physiquement. J'ai joué au foot
jusque très tard (42 ans), fais du jogging, de la salle, du vélo, aujourd'hui
de la marche. Sans cela j’aurais tendance à m’empâter. J'ai interrompu ma marche
durant trois semaines. Je me suis regardé dans le miroir de l’ascenseur en arrivant ici. Les
poches sous les yeux, le visage bouffi. Mais j'ai vite retrouvé mon plaisir. Ce
qui me fait adorer la marche ou le vélo, c'est ce moment où je retrouve ma
solitude. Ma solitude d'adolescent, faite
de rêveries et de plans sur la comète.
Je me dis souvent que c'est dans ces moments que je me suis fait, que je me
suis construit. Pas uniquement dans ces moments bien sûr. Mais je vous ai déjà
dit cela. Quand je marche, je regarde, je rêve. Je tente de deviner ce qui se
cache derrière ces murs, ces fenêtres et ces portes closes qui s'illuminent peu
à peu dans le jour naissant. Je poétise et me construis un monde qu’aujourd'hui
je vous livre comme je l'ai déjà fait par le passé.
Mais ce monde existe-t-il? Ces
marcheurs que je vois chaque jour s'identifient-ils comme tels? J’en fais un
groupe, mais ne sont-ils pas que de simples individus ? Reconnaissent-ils
avoir des choses en commun ? Ne sont-ils
pas plutôt dans un monde à eux, dont ni les autres, ni moi ne faisons partie.
Peut-être et même sans doute que ce qui occupe leur esprit, c’est leur projet,
s’ils en ont, leurs soucis, leurs souvenirs,
bons ou mauvais. Ou simplement le tracas du jour qui vient. Sans doute
voient-ils d'un œil bizarre ce bonhomme qui tente de capter leur regard, de
leur lancer un holà en espérant un petit signe en retour et qui tente de leur
dire « vamos juntos he ! ». « On marche ensemble hein ! ».
Allei, à lundi.
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