Il était sept heures du matin, quand j’ai découvert le corps
inanimé d’Alisol. Bien sûr je ne l’ai pas identifiée de suite. J’avais devant
moi un corps sanglant, complètement écorché, Un amas de plaie. Les vêtements étaient
en lambeau. C’était mardi dernier, au bas du parc Amadorio. La semaine
précédente, lors de ma marche matinale, j’avais manqué heurter une femme qui
courrait. Nous nous sommes rencontrés au coin du mur, moi venant de la route,
elle du parc, et nous sommes évités de justesse. Tous les deux surpris. Suite à
cela, quand j’approchais de l’endroit, je ralentissais et faisait attention que
personne ne vienne. C’est donc au coin de ce même mur, que j’ai vu le corps recroquevillé
sur la terre battue. J’étais en état de
choc, ne sachant trop que faire. Qui était-elle ? Une SDF ? Une
victime de violences conjugales ? Une ivrogne complètement ravagée ? Mais
en m’approchant, j’aperçus son visage
presque intact et je la reconnus sans hésitations : Alisol. Une amie de la
famille, Alisol Perez Rolav. Nous l’avions encore rencontrée quelques jours
plutôt dans un magasin de décoration. Elle était, comme souvent, joyeuse et
souriante. Nous nous étions promis de prendre un café ensemble dès que possible,
comme nous l’avions fait en mai dernier.
J’avais beau tâter son poignet, je ne percevais rien. Je la
crus morte. Je plaquais mon oreille contre son thorax. Son cœur battait.
Lentement, mais il battait. Je n’hésitais pas et appelait le 012, le service de
secours d’urgence. Il serait là dans les cinq minutes me dit-on au téléphone.
« Ne bougez à rien et attendez ». Evidemment que j’allais
attendre. Entretemps, la lumière avait chassé la pénombre. Je ne pouvais
m’empêcher de regarder Alisol. Je découvris autour d’elle, des traces nettes de
pneus qui avaient labouré le sol. Je remarquais ses poignets écorchés à vif.
C’était trop évident, on l’avait attachée et traînée derrière un véhicule, plus
que probablement une moto. Une auto n’aurait pu passer ce sentier. D’autres
marcheurs étaient arrivés entretemps et je les tenais à distance, arguant que
la police et l’ambulance arrivaient incessamment. Sans trop réfléchir, je fis
quelques photos d’Alisol et des alentours. Je ne savais pourquoi, mais j’avais
peur que les traces de pneus et autres ne soient détruites. Me revenait en
effet en mémoire, notre long échange de
mai, à propos du combat qu’elle menait contre le bruit et entre autres le bruit
des motos qui rendaient la ville et certains quartiers littéralement invivables.
Alisol était avocate d’entreprise et dans ses loisirs, se
consacrait, dans le cadre d’une association de bénévoles, à l’aide juridique
aux familles démunies. De ce fait, elle
était régulièrement en contact avec les services communaux, s’y était créé un
réseau d’amis et en profitait pour sensibiliser les responsables à ce problème du
bruit qui lui paraissait essentiel du point de vue de la santé des
habitants. Elle-même habitait un appartement sur la nationale. L’été, malgré la
chaleur, il était impossible d’ouvrir les fenêtres et de s’installer sur la
terrasse. Régulièrement des motos atrocement bruyantes, rendaient tout échange
sur le balcon, dans la rue ou sur les terrasses absolument impossible. Peu à
peu, les habitants s’étaient résignés à parler le plus souvent en hurlant.
Evidemment, les gens avaient les nerfs à vifs, les incompréhensions dues au
bruit assourdissant étaient légions, le ton montait et on frôlait souvent la
violence. J’étais assez sensible à cette question. L’Espagne vit en général
dans le bruit, mais ici, dans cette petite ville de la côte, cela dépassait
l’entendement. La vie dans un de ces plus beaux villages balnéaires d’Espagne
était stupidement gâchée par le bruit et spécialement par le bruit des motos.
Je me remémorais tout cela en regardant le corps sanguinolent d’Alisol quand
arrivèrent ambulance et voiture de la Guardia Civil, qui firent rapidement
reculer tout le monde, y compris moi, installèrent un cordon sur un large
périmètre, sans aucune attention aux empreintes au sol. Je tentais d’attirer
leur attention mais rien n’y fit. Les ambulanciers, quand à eux, évacuèrent
Alisol avec mille précautions. Tous l’avaient reconnue, elle appartenait à une
famille importante, prestigieuse et très respectée de la ville.
Un policier finit par m’interpeller me disant, après avoir
pris note de mon identité et de mes coordonnées en Espagne, qu’ils préféraient
recueillir mon témoignage à la caserne. Je la connaissais bien, elle se
trouvait à peine à 500m de notre appartement. Je serais attendu à 10h et devais
demander le sergent Garcia. Cela ne s’invente pas.
Je passais prendre mon petit déjeuner et une douche à
l’appartement. Toute la famille fut bien entendu choquée par la nouvelle (les
deux familles, celle d’Alisol et de Marlène, étaient très proches depuis
toujours)
A 10h précises, j’étais devant la Casa Carel de la Guardia
Civil. Un bâtiment blanc des années cinquante, au fronton duquel il était écrit
« Viva la Patria ». Le sergent Garcia était un monsieur tout à fait
contemporain, le cheveu cours, la chemise impeccable. Il me proposa un café et
pris note de ma déposition en me posant quelques questions : heure ?
Endroit précis ? Comment l’avais-je trouvée…Si j’avais vu d’autres
personnes au même moment ? Je tentais de l’informer des traces de pneus,
mais il me fit clairement comprendre qu’ils avaient leurs propres enquêteurs et
laboratoires qui savaient parfaitement relever les éléments nécessaires à
l’enquête. Ma déposition signée, je quittais la caserne. Il s’était à peine
passé 45 minutes. Il s’agissait d’un assassinat ou en tout cas d’une tentative
et la police ne me paraissait pas très mobilisée pour éclaircir cette affaire.
Entretemps, les deux familles avaient établi un contact
permanent, Alisol était dans un état grave et les médecins étaient toujours
réservés sur son sort. Tout le monde était bouleversé, abattu, comment était-ce
possible ? Qui avait pu faire une chose aussi horrible. On m’interrogeait
pour connaître le moindre détail au moment où j’avais découvert le corps. Je
leur fis part des traces de pneus, du peu de cas qu’en faisait la police. Je
leur parlais du long échange que j’avais eu en juin avec Alisol à propos des
motards et de sa rage de constater que malgré l’existence de lois qui
permettaient de limiter le bruit, rien n’était fait pour contenir celui-ci. Ni
contrôle, ni interventions auprès de la quinzaine d’ateliers spécialisés dans
les motos, ni auprès des clubs que l’on avait vu naître ces dernières années
Par deux fois, j’avais assisté, médusé, à une concentration
de motards. La première fois, c’était déjà un dimanche de juin à la calle
Colon. C’est la plus belle et la plus prestigieuse rue de la ville. Elle
devient piétonnière le WE à partir du samedi 16H. Les cafés sortent leur
terrasse sur la rue même. Elles sont ombragées. C’est très agréable. J’avais
trouvé cette idée de piétonnier du WE excellente et m’était juré d’en faire
part à mon ami Ivan Mayeur. Mais l’affaire du Samu social m’avait devancé. On y
va donc pour la douceur due à l’ombre et pour le calme qu’il y fait le dimanche
matin. Les enfants jouent et s’égaient sans aucun danger, les familles prennent
leur petit déjeuner tardif ou leur apéritif, en toute quiétude. Mais la
« Calle Colon » est traversée par deux autres petites rues à 100m de
distance. Soudain, le dimanche où nous y étions, un bruit infernal se fit entendre,
des moteurs poussés à fond sur des dizaines et des dizaines de motos qui
pourtant roulaient au ralenti. Je pensais à une manifestation de mécontentement
quand je m’aperçus que ce rassemblement était encadré par les motards de la
police, copains comme cochons avec les autres motards. Tout le monde était
assourdi et abasourdis. Presque terrorisé par le bruit. Les enfants s’étaient
réfugiés dans les bras des parents. Le vacarme dura une demi-heure. Nous étions
sidérés. Nous venions d’assister à une sorte de grand-messe du bruit, une
manifestation ou 200 ou 250 personnes avaient l’air d’affirmer « la ville
nous appartient ». Les lois limitant le bruit dans l’espace public étaient
bafouées au su et au vu de tous. Sous la protection de la police.
La deuxième fois, c’était le long de la plage cette fin
septembre. Nous étions installés à la terrasse de l’hôtel Allon. Face à la mer.
Nous prenions un café, le temps était merveilleux. La mer était étale. Le
soleil chauffait dans brûler. Seule une petite route à sens unique, servant
surtout aux livraisons, sépare les terrasses de la plage. Soudain, on vit
arrivé un énorme camion, comme on en voit aux Etats Unis, tous phares allumés
et avançant lentement sans cesser de klaxonner. Des dizaines de motards
suivaient, moteurs poussés à fonds, un
bruit infernal. A la table voisine, deux dames avaient eu le malheur de se
boucher les oreilles. Les motos emballaient leur moteur de plus belle.
Pourquoi ? Dire j’existe ? Vive le bruit ? Nous n’avions pas
affaire avec des ados ou des bandes de jeunes. Non, ces motos étaient tenues
pas des adultes de 30, 40, 50 ans et plus. C’était de la folie pure et simple.
Rien ne justifiait une telle pollution, une telle atteinte à la tranquillité et
à la santé des gens.
Nous avions parlé de cela avec Alisol. Elle en était
révoltée. Pensait que ces gens étaient fous. Qu’il y avait un côté provocateur
et terroriste dans leur attitude. Comment la police et les autorités
pouvaient-elles justifier l’encadrement d’une telle violence. Quel était donc
ce pacte tellement insensé.
Nous passâmes la soirée avec la famille d’Alisol, ressassant
ces questions. Lauri, la sœur d’Alisol, et Alvo son mari, couple de médecins,
rentrèrent vers les 20 heures. Enfin, les nouvelles étaient bonnes. Alisol
pourrait sen tirer et les séquelles seraient minimes. Cela prendraient des
semaines, mais ses plaies cicatriseraient et laisseraient peu de traces. Mais
pour les jours qui venaient, la souffrance et les brûlures restaient atroces et
on allait la maintenir dans un semi coma durant les heures et les quelques
jours à venir. Tout le monde respira. Décidément cette famille avait quelque
chose de terriblement solide. Un accident, un drame, devenait un obstacle. Il
fallait l’analyser, le surmonter et non pas s’effondrer. Un problème s’était
présenté, la solution était en vue. Tout le monde maintenant était braqué sur le
problème suivant, la même double question : qui ? Pourquoi ?
Tous les regards et les pensées se tournaient vers les motards. Anabel, la
troisième sœur, nous avait raconté qu’un jour, quelques Harley Davidson avaient
tourné, avec force accélération et pétarades autour d’Alisol juste au bas du
vieux village, quand Alisol s’engageait dans la calle Mayor, vers
« l’ayuntamiento » (la mairie). Cela n’avait duré que quelques
minutes. Mais aujourd’hui, le message apparaissait clair : où tu arrêtes
ta croisade ou tu coures un danger.
Au cours de la soirée, je découvrais qu’Alisol, avec l’aide
de son mari, lui aussi avocat et de sa sœur Lauri, médecin, avait constitué un
dossier solide sur la problématique du « bruit de motos ». Plus rien
ne lui était étranger quant aux marques et qualités des pots d’échappement.
Elle avait étudié la législation locale, nationale et connaissait par cœur les
directives européennes en matière de bruit. Elle en était arrivée à des
conclusions simples mais imparables : Le pot, c’est sans aucun doute la
pièce la plus inutile dans une moto, celle qui sert le moins à la conduite et à
la sécurité. Des tas d’autres accessoires étaient tout aussi inutiles mais au
moins ne dérangeaient personne d’autres que le portefeuille du
propriétaire : super pneus tendres, durites aviation, plaquettes carbone,
bulle haute, selle confort, commandes réglables, embouts de guidon allongés,
protections carbones…Autant de possibilités pour un propriétaire de moto de
dépenser son argent. Mais cela se remarquait trop peu. Ce n’était pas suffisant
pour ces gens qui voulaient qu’on les remarque.
Ce qui était devenu incontournable, nécessaire, indispensable
pour ne plus « craindre personne sur son Harley Davidson », c’était
le pot et pas n’importe quel pot. Le nec, c’était le pot d’échappement le plus
bruyant au monde, le fameux « full barouf ». Une étude d’un organisme
de santé en France, avait démontré qu’une seule moto équipée d’un pot
« full barouf » qui traverserait Paris de bout en bout la nuit,
réveillait environ 300 000 personnes. C’est ce que j’avais toujours
pensé : pourquoi fallait-il que nous acceptions qu’une seule personne
puisse interrompre les échanges, les conversations de dizaines d’autres,
interrompre le sommeil ou simplement la tranquillité de centaines
d’autres ? Or, ici, les motos, les
Harley, équipées de full barouf se comptaient par dizaines.
Putain, avait écrit Alisol, vous pourrissez la vie des enfants (qui ont
l’oreille plus fragile que les adultes), des bébés, des familles, des personnes
âgées, de tous les piétons et tous les habitants des alentours. Pourquoi ?
Parce que c’est la seule manière que vous ayez trouvé pour dire que vous
existiez ?».
Alisol et Lauri avaient établi des tableaux montrant les
conséquences du bruit selon leur amplitude. A la lecture des notes et tableaux,
nous nous exclamions d’admiration quant au travail élaboré par Alisol. Nous
découvrions nous aussi qu’à partir de 90 décibels, l’oreille souffrait et que
120 décibels produisaient des lésions irréversibles. Au-delà, les dégâts
étaient considérables. Le seuil de la douleur était atteint. On approchait
alors du niveau de bruit d’un avion au décollage. ET…du niveau de bruit d’une
Susuki GSXR. Il fallait que cela s’arrête. Les normes européennes avaient
définit des normes anti-bruit. Même les plus de 500 cm3 doivent respecter un
niveau maximal d’émission sonore de 80db.
Nous n’étions plus face à un simple problème d’environnement,
mais face à un défi crucial, immédiat. Face à une attaque directe sur la santé
et la vie des gens. Alisol l’avait compris, c’est pourquoi on s’était attaqué à
elle de cette façon ignoble.
Dès le lendemain, la famille demanderait à rencontrer les
autorités communales, munie des photos que j’avais prises autour du corps d’Alisol
et leur faire part des indices qui nous persuadaient de suivre la piste des
motards.
Nous étions mardi, il était 23h30. Cela faisait 16h30 que j’avais découvert le
corps d’Alisol. J’espérais de tout coeur qu’elle était désormais hors de danger. Je rentrais, épuisé. Je ne
sais pourquoi, j’étais persuadé que l’enquête de police serait lente et ne
mènerait nulle part. Que les démarches officielles ne suffiraient pas. Il
fallait que je fasse quelque chose. Mais quoi, dans ce village où je ne
connaissais personne ? Trouver un bout de fil, n’importe lequel, tirer
dessus, trouver une entrée…détricoter… Donald Sutherland !! Mais oui, je
ne savais pourquoi, mais c’est lui que
je devais voir (voir ma chronique du 2 octobre 2017 : « Mes amis du
matin »)…Le petit bout de fil, c’était lui. Je venais de le croiser en rentrant, une tête plus méchante et
crapuleuse que jamais….
A suivre
BOC Sciences is a brand of BOCSCI Inc. We leverage our wide spectrum of business in the fields of development, Alisol G
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