Il y a parmi nos clients
réguliers deux professeurs, émérites je pense bien, d’histoire de l’art. Le
professeur Colman est diplômé de l’ULG et avec ses 90 ans l’aîné. Son cadet est
le professeur Wodon, 72 ans, diplômé de l’Université de Leuven, qu’il nomme
Louvain La Veuve par opposition à Louvain La Neuve.
Ils se retrouvent à intervalles
réguliers pour un repas de midi à Como en casa. Il me demande de leur
conseiller le vin et en sont le plus souvent ravis. Ils avaient apprécié le
Clairet de Bordeaux, cette fois, ils ont adoré le Côte de Provence du Château
de Roquefort. Ce sont deux épicuriens et ils ne crachent pas sur le pousse café
ou le passe net comme l’appelle monsieur Wodon. J’ai plaisir à les écouter et
il m’a semblé un jour, mais ma surdité peut me jouer des tours, les avoir surpris à échanger en latin.
Ce dernier vendredi, je leur
disais que je parlais parfois d’eux comme
de mes deux érudits, Oh dit Colman, j’ai justement une définition très
personnelle de ce qu’est un érudit : « l’érudit est celui dont la
somme des connaissances est infinie dans des domaines qui tendent vers le
néant ». Wodon et moi l’avons
félicité de cette belle définition et à propos d’infini, Wodon avait une
anecdote à raconter : « le professeur de Philo avait mis comme thème du
cours celui de l’infini, il demanda à un élève d’aller au tableau et de tracer
une abscisse, ce que l’élève fit jusqu’au milieu du tableau. Le professeur le
pria d’allonger l’abscisse et l’élève s’exécuta pour annoncer qu’il était au
bord du tableau. Le professeur le pria de continuer, ce que fit l’élève en
prolongeant son abscisse sur le mur et annonça que cette fois il était près de
la porte. Et bien SORTEZ dit le professeur. Deux heures plus tard l’élève
revint frapper à la porte qu’il ouvrit timidement. Et bien d’où
venez-vous ? demanda le professeur. Mais de l’infini monsieur…
Wodon aurait encore voulu une
grappa mais Colman pas. Je servis donc une grappa à Wodon qui me fit remarquer
que « son commensal n’avait pas de burette » ce à quoi je répondis
que si, il en avait une mais il la préférait vide. Ah fit Wodon, surpris que la
burette ne m’était pas inconnue.
Avant de partir, ces deux
compères passent commettre un « léger sacrilège au Saint Siège ». Je
ne sais s’ils y font des bulles, mais Wodon m’a expliqué que le pape n’avait,
lui, pas besoin d’y passer pour faire ses bulles. Quand je leur demandais si je
pouvais parler d’eux et citer leur nom dans mon Journal d’un Restaurateur,
c’est Wodon qui me répondit « mais évidemment, qui sais si par votre
littérature nos noms trouveront l’éternité ».
Je cite justement souvent une
phrase d’un écrivain qui disait que l’objet de la littérature est de « sauver
des noms ». C’est exactement ce que j’avais voulu faire avec mon livre en
racontant la vie des taf, Leona, Sylvestre et les autres, je les rêve sur le
même pied que les éternels de l’Académie Française.
En partant, Colman me fit le plus
beau compliment qui soit : « vous êtes un patron atypique d’un
restaurant atypique ».
Vendredi soir, c’était le banquet
de fin d’année de l’entreprise Melensdejardin. Une ambiance formidablement
fraternelle. Cette entreprise est une véritable famille qui se donne le défi
permanent de réaliser les structures métalliques des plus grands artistes
mondiaux. J’aime les gens qui savent faire de leurs mains. Nous leur avons
servis en mises en bouche : potage de chicon au lait, mini hamburger de
céréales et petit choux farcis aux légumes. En entrée : gambas bio de
Madagascar à la plancha, joues de lotte façon Como en casa et enfin calamar au
chorizo. En plat principal, joues de veau sur lit d’oignons confit, purée de
patates douces et foie gras. Les profiteroles et la glace vanille constituaient
le dessert. La soirée s’est achevée dans l’ivresse d’un bonheur légèrement alcoolisé.
La trentaine d’autres clients
ressentirent eux aussi les retombées de cette bonne ambiance.
Figurez-vous que se présente le
samedi midi un couple parents d’un futur voisin qui a acheté une maison, partie
des anciens bâtiments Chat Noir, rue de La Poule. En faisant plus amples
connaissances, le monsieur me dit qu’il est professeur à l’académie de Spa et
professeur d’histoire de la musique à l’académie de Verviers. Je pense, mais
oui l’académie de Verviers, celle des Mauranne, des Rapsat, des Houben pour les
plus connus mais tant d’autres grands artistes y sont passés (voir à ce propos
le texte de Paul Blanjean sur FB). Celle dont le père de Mauranne était le directeur
et Je pense, car j’ai un jour vu un portrait de lui dans une émission, qu’il était
un pédagogue passionné. De fil en aiguille je repense à Colman et demande au monsieur « mais
si vous êtes historien d’art avez-vous connu le professeur Colman ? ».
« Oh mais oui, me répond -il, c’était Notre professeur, LE professeur, à
qui je pense encore très souvent tant il nous a marqué, surtout remettez-lui
mon grand bonjour et je suis vraiment heureux de le savoir en bonne santé.
Que de bons moments dans ce resto !!
Ainsi samedi soir, outre une
série de tablées, il y avait deux groupes d’une dizaine de personne dont un
parmi lequel se trouvaient d’anciennes collègues du CIRE que je n’avais plus
revues depuis 10 ans. L’autre tablée avait été emmenée par F et P. Deux amis
que j’ai toujours plaisir à revoir tant il forme un beau couple.
Nous avons terminé la soirée avec
C. et M. ainsi que A. et S. Des amis avec qui on se comprend presque
naturellement. Avons échangé sur des questions existentielles liées au boulot
et parfois à son manque de sens quand on en a fait le tour.
Avant de partir, S. a écrit dans
le livre d’or : « SOMPTUOSO, que du bonheur en bouche ! »
Quand nous avons quitté Como en
casa, il était deux heures, les terrasses des restaurants voisins étaient
rentrées et leurs volets étaient baissés. Je songeais au parcours professionnel
que j’avais eu, à la chance d’y avoir rencontré tant de personnes qui m’ont
marqué. Au choix que j’avais fait de changer tous les dix ans de travail. J’ai
vécu de grandes aventures humaines, politiques, personnelles. Et à mes amis qui
pensaient qu’en ouvrant un restaurant j’allais m’enfermer si pas m’enterrer,
qu’ils sachent que ce n’est pas le cas, j’y fais des rencontres riches,
fabuleuses, si riches et fabuleuses que j’ai envie de vous les partager. Je me
dis souvent que la meilleure façon de changer le monde est d’en construire un
« bon » autour de soi.
Allei, à très vite de vous
revoir, passez de belles et bonnes fêtes, en famille ou avec des amis. Etre
bien, s’amuser, ne nous empêche pas de penser au monde et à ses drames. Au
contraire cela nous permet de parfois être plus disponibles.
Cher Mario,
RépondreSupprimerQuand tu revois le professeur Colman, tu lui remets le bon souvenir d'un de ces anciens étudiants qui garde un souvenir ému de sa pédagogie, de son attention à la personne de ses étudiants et de sa passion pour ses cours.
Amitiés
Eric Allaer