Un
jour, Gilbert me demanda de l’accompagner chez sa vieille mère. Il avait été
alerté par Marcel, son cousin livreur, qui passait deux à trois fois par
semaine prendre son café chez sa tante Denise, mère de Gilbert.
Quand
nous arrivâmes chez Denise, nous la trouvâmes en pleur, complètement
frigorifiée, son feu au charbon s’était éteint, pas moyen de le rallumer depuis
deux jours. La maison était vieille, petite, mal isolée, il y faisait plus
froid que dans la chambre froide de la boulangerie. Nous amenâmes donc Denise
qui s’installa ainsi pour plusieurs mois chez Gilbert et Andrée. Celle-ci n’appréciait
pas trop la présence permanente de sa belle mère, d’origine paysanne, dans son
intimité. Denise se faisait discrète et passait ses journées au fournil pour
nous y aider comme elle pouvait. J’en parle, car je m’attachai à Denise, cette
pauvre vieille, le menton en galoche, le corps plié sur le côté gauche du fait
de problèmes à la hanche et elle-même d’ailleurs s’était attaché à moi et nous
vivions ainsi une forte complicité. Dans le fournil elle était au chaud, de
temps en temps, nous dégustions en cachette des pâtisseries qu’elle écrasait
comme elle pouvait avec ses mâchoires édentées. Gilbert était heureux de voir
sa mère en sécurité et pas trop seule dans l’ambiance froide et hostile que développait
Andrée.
La
boulangerie Evrard-Vandermaelen connut dés ma deuxième année d’apprentissage
une très forte expansion. Coup sur coup, trois artisans boulangers durent
cesser leurs activités propres pour des raisons techniques :
Le
premier d’entre eux, Prosper Melon, que tout le monde appelait Lucky Luck, âgé
de plus de septante ans, se retrouva sans four, le sien ayant définitivement
rendu l’âme. Il avait un minuscule atelier, encombré, d’une crasse
indescriptible, sombre et où la farine n’avait plus été balayée depuis des
années. Les cafards courraient partout et l’odeur dominante quand on entrait
était le rance. Quand nous le visitâmes pour y récupérer du matériel, nous
constatâmes que rien, n’était récupérable. Depuis des lustres Lucky Luck,
vivait seul, fabriquait son pain seul et
partait ensuite le livrer. Une septantaine de pain par jour et deux tournées de
clients qu’il livrait avec une vieille Ford Taunus break. Invariablement, Lucky portait un costume de
gros velours, une cravate ficelle et un chapeau style cowboy, des santiags et
une moustache à la Dali mais que lui portait blonde, épaisse et brunie par le
cigarillo qu’il avait constamment au coin de la bouche. Prosper demanda à
Gilbert de lui cuire son pain, qu’il continuerait à livrer et ils trouvèrent un
arrangement. Cela nous fit donc quelques kilos de production supplémentaire.
Le
petit fils de Melon, Jacques, fit la même démarche. Il était propriétaire d’une
boulangerie de village, son four demandait à être réparé et voyant que le deal
entre son grand père et Gilbert avait l’air de fonctionner, il fit le même
marché avec Gilbert et un pétrin de deux cents kilos vint s’ajouter à notre
production.
Louis
et Ghislaine étaient des cousins d’Andrée installé dans la même ville et exploitant
une petite boulangerie non loin de chez nous. Leur mode de vie et de travail
étaient à l’exact opposé de celui de Prosper. Si ce dernier trainait avec lui
la réputation d’avoir forniqué au moins une fois avec chacune des ses clientes
qu’il livrait en journée, donc en l’absence du mari - du reste cette réputation
de coucheur accompagnait tous les
livreurs - ce n’était pas le cas de Louis.
Quand on les observait, il apparaissait évident que Ghislaine portait le
pantalon, que Louis lui était aussi soumis qu’un enfant et si d’aventure il
jouait là un double jeu, il n’y avait aucune chance pour qu’il en profite car
Ghislaine l’accompagnait dans ses tournées de livraison et le tenait à l’œil dés
la première heure jusqu’à la dernière de la journée. Leur atelier de
boulangerie était aussi opposé à celui de Prosper que ne l’était le mode de
vie. Quand je le visitai pour la
première fois, alors que la porte d’entrée de l’atelier était assez semblable à
la nôtre, j’eus des difficultés à y voir un fournil. Il y faisait propre comme
dans une salle à manger. Pas une poussière de farine n’y traînait, les diverses
surfaces, y compris la devanture du four, était garnies de napperons blancs
immaculés, les platines semblaient comme
rangées dans un vaisselier…On eut dit une pièce à vivre, un décor pour pièce de
théâtre et il était difficile d’imaginer
qu’on y avait pétri, fariné, graissé des platines et défourné du pain.
Désormais,
même le lundi, nous cuisions jusque 12h ou 13 heures, car à ces sous traitances,
vinrent s’ajouter de nouvelles clientèles que Gilbert avait repris d’autres
boulangers en fin de parcours. C’était les débuts des grands chambardements
dans le monde artisanal à cause de la concurrence des grandes surfaces qui s’installaient
dans la région. Gilbert avait fait le pari que pour s’en sortir, il fallait
grandir. L’équipe que nous formions avec Simon fut renforcée avec l’arrivée de
Jean Luc, plus spécialisé en pâtisserie qu’en boulangerie, fanatique d’Eddy Merckx
et d’Anderlecht à un point qui était insupportable au commun des mortels et
faisait de lui un raciste stupide et violent dés que Gimondi ou tout autre Ocana
menaçaient la première place de son idole. Ce fanatisme irrationnel nous valut
des journées de tension terribles qui empoissonnaient l’ambiance. En dehors des
périodes cyclistes, nous formions un trio de bons amis solidaires.
L’expansion
changea très fort l’ambiance de travail et les rapports avec la famille de
Gilbert et Andrée. La production et la productivité était devenue nos plus un plaisir
mais une pression constante. Nous râlions tous les trois de voir le travail bâclé,
les fours poussés à fond, les pains trop vite enfournés et trop vite cuits.
Nous n’eûmes aucunes difficultés avec Lucky Luck qui abandonna très vite ses
tournées pour les céder à son petit fils Jacques. Mais tant celui-ci que Louis
et Ghislaine se plaignaient – auprès de moi, n’osant le faire auprès de Gilbert
- du résultat et du pain que nous leur fournissions. Quand vous enfourniez des
pains sur le four (sur la pierre) en les serrant trop près l’un de l’autre,
ceux-ci collaient ensemble, se « mariaient » et lors du défournement,
il fallait les séparer et la mie apparaissait, souvent sur quatre côté. On
appelait cela une « brisure ». Ni Jacques, ni Louis et Ghislaine ne voulaient de brisure dans leur pain. Il voulait
un pain rond, pas trop étalé, mais plutôt bien boulé, doré sans noirceurs et
surtout sans brisures.
J’eus,
un jour que la production leur apparut bonne, le malheur de dire que j’avais
assuré la forme et la cuisson. Je devins dés lors leur interlocuteur, le
confident de leurs mécontentements, le réceptacle de leur doléance, le
responsable du résultat. Nous faisons, avec Simon et Jean Luc, l’impossible
pour assurer un bon travail et nous arrangions autant que faire se peut, pour
écarter Gilbert des tâches stratégiques tels que façonnage et enfournement. Ce
n’était pas toujours simple.
Peu
à peu, Louis et Ghislaine firent leur deuil de leur métier et leur clientèle
fut répartie parmi les trois livreurs. Jacques Malon, avait acheté un petit
bâtiment industriel et y installa une toute nouvelle boulangerie, avec un
magasin comme nous n’en avions jamais vu. Son fils avait terminé ses études de
boulanger au Ceria à Bruxelles et leur commerce prospéra d’année en année.
J’étais
devenu un professionnel. Notre formateur de pratique professionnelle, nous
invitait souvent dans son fournil où nous échangions entre apprentis nos bonnes
pratiques. J’étais de loin le boulanger le plus formé, mais d’autres étaient
bien plus forts que moi en pâtisserie, en chocolaterie ou en confiserie. Nous nous
formions l’un l’autre. Mais nous en profitions aussi pour partager nos «états d’âme.
A
une époque, de grands travaux de voierie eurent lieu dans le quartier ou se
trouvait la boulangerie. L’entrepreneur chargé du carrelage des trottoirs,
demanda à Gilbert s’il était possible que les ouvriers utilisent ses grands garages
pour se changer, y entreposer leurs effets et y prendre leur repas. Nous nous
retrouvâmes ainsi durant quelques semaines, avec une dizaine d’ouvriers
carreleurs (beaucoup d’origine italienne ou portugaise). Quand je quittais mon
travail, je les voyais et admirait leur savoir faire, la vitesse avec laquelle
ils posaient le ciment, mettaient de niveau, passaient au carrelage suivant.
Après
quelques jours, où ils se sentirent plus à l’aise avec Gilbert, ces ouvriers,
avant d’aller travailler, venaient nous voir et nous regardaient travailler. J’étais
le plus souvent au façonnage. J’avais acquit une technique et une vitesse d’exécution
phénoménale. Une automaticité des gestes et une aisance absolue. Finis les
doigts du début qui collaient à la pâte et dont je n’arrivais pas à me
dépatouiller. J’arrivais à « sécher » la pâte (on appelait sécher la
pâte le fait de l’empêcher d’être collante) avec une infime quantité de farine
dont je faisais un nuage plein de finesse. Finis d’écraser le pâton du poing,
je les laissais reposer en les dispersant sur la table et dés qu’ils amollissaient,
je les faisais tourner et virevolter du bout des doigts, sans avoir l’air d’y
toucher et les retournaient dans les paniers où les disposait sur les plaques. Un
jour un ouvrier carreleur s’exclama « vous avez des doigts en or ». J’en
fus troublé, je ne m’y attendais pas, je n’y avais pas réfléchi vraiment, mais
cela m’émut. Ce vous avez des doigts en or, était presque un couronnement. Moi,
dont on disait qu’il ne serait jamais un manuel,, j’étais devenu un artisan, un
professionnel, un boulanger de chez boulanger.
Epilogue
A l’époque,
j’étais payé 500 frs/mois et c’était le cas pour la plupart d’entre nous, apprentis,
dans quelques professions que ce soit, quelques soient les heures assurées,
quelque soit notre niveau de formation. Or, je n’avais plus grand-chose à
apprendre au-delà de la première année. J’étais devenu aussi efficace que n’importe
quel ouvrier et sans doute plus agile et rapide vu mon jeune âge. De plus, les
formations m’apportaient des informations sur des nouveautés technologiques.
Les visites d’entreprise de productions de matières premières ou de technologie
en boulangerie m’ouvraient un savoir auquel ni Gilbert ni Jean Luc et Simon n’avaient
accès. Je maudissais l’exploitation dont j’étais, nous étions, victimes. Le
fait de côtoyer son patron chaque heure de chaque jour, ne rendait pas le
conflit et la revendication possibles. André Vermeulen, un autre apprenti
boulanger devint aussi actif que moi dans le développement du « syndicat
des apprentis » dont j’avais lancé l’idée. Il fallut encore attendre 4 ans
avant que le nouveau statut fut élaboré et mis d’application. A l’époque, il
prévoyait qu’aucun apprenti ne pouvait gagner moins de 4500fb/mois (j’en
gagnais 500) la première année et ce salaire allait progressant les années
suivantes.
André
Vermeulen ne connut pas le nouveau statut. Il s’était tue sur la route avec sa
nouvelle voiture.
Après
mon apprentissage, je quittai la boulangerie, on m’avait proposé de devenir
permanent dans un mouvement de jeunesse défendant non seulement les apprentis
mais les jeunes dans quelques secteurs qui soient : la JOC. J’y appris un
tout autre métier : celui de l’animation, de la militance, de l’organisation
… On disait de la JOC qu’elle était l’université des jeunes travailleurs. C’était
vrai.
Je
retournai deux fois, durant chaque fois une semaine, travailler chez Evrard-Vadermaelen.
Presque immédiatement, je retrouvai les gestes et les automatismes.
Trois
ans plus tard, ma mère m’apprit que la mort de Gilbert. Cette annonce me prit
au dépourvu, mon frère aîné se moqua arguant que je n’allais pas pleurer mon
ancien patron quand même ! J’écrivis un mot de condoléances à Andrée et
toute la famille, qui fit pleurer ma mère.
Plus
tard, je revis de temps en temps Fernand qui avait repris les affaires, avait
diminué la production pour travailler avec le moins d’ouvriers possible.
Fernand paraissait traîner avec lui une tristesse sans fin.
Un
jour, je rencontrai Fernande et André, derrière un étale sur la marche. Ils
vendaient de faux bijoux et des verroteries qui leur permettaient de se faire un
complément de revenus. Fernande me raconta en détail sa rupture avec sa
famille, à la mort de son père. Elle avait malgré tout gardé son sourire et sa
bonne humeur, et semblait porter un André complètement passif
J’allai
enfin saluer Andrée. Elle avait vieilli, se tenait au coin du feu, et on
sentait que l’énergie l’avait abandonnée. Albert et Marthe, ses parents étaient
morts eux aussi, ainsi que Denise la maman de Gilbert. Andrée me dit qu’elle n’avait
que de bons souvenirs de la période où j’avais travaillé chez eux.
Elle
me permit d’aller revoir le fournil. Il était propre. Rien n’avait changé si ce
n’est une nouvelle lamineuse pour étendre les pâtes. Je fermai les yeux
longtemps, je retrouvai les bruits des platines qui claquent, des coups de
spatule qui découpait la pâte, de la bouleuse qui tournent, les rires de Simon
et de Jean Luc, les cris d’André lors de l’accident, le bruit de la taule qui
roule sur ses rails. Je songeai au chemin parcouru depuis, aux combats menés,
aux milieux parfois prestigieux que j’avais fréquentés, aux voyages dans le
monde, à celui que j’étais devenu et que je n’aurais jamais été si j’étais
resté boulanger.
Je
respirai, elle était là, faible mais bien présente. L’odeur, cette même odeur
qui m’avait accueillit le premier jour, il y a si, si longtemps. Et pourtant il
me semble encore que c’était hier.
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