Outre
Fernand l’aîné, Gilbert et Andrée avaient trois filles. Chantal qui suivait Fernand,
était fine, jolie et élégante. Elle travaillait à Bruxelles, nous ne la voyions
que lorsqu’elle venait dire bonjour et au revoir à son père, vers les sept
heures, avant de partir prendre son train. Elle allait se marier quelques mois
après mon arrivée et elle est celle que j’ai le moins connue. Fernande – et oui,
c’était un prénom fétiche dans cette famille puisque la femme de Fernand s’appelait
aussi Fernande, ainsi donc que sa deuxième sœur. Elle était grande, forte sans
être grosse et avait une chevelure de feu. Elle terminait ses études, et durant
les congés scolaires, elle m’aidait souvent quand il s’agissait de couper et d’emballer
les pains. Elle était deux ou trois ans plus âgée que moi mais sommes néanmoins
devenus amis et le sommes restés après que j’aie quitté la boulangerie. La
dernière, Marie Anne, avait à peine six ans, elle était très souvent dans le
four avec nous, à vouloir jouer à cache-cache. Elle adorait se cacher dans les
armoires de fermentation ou dans le pétrin, où un jour, elle finit par faire …son
petit pipi.
Fernande,
la sœur de François, nous présenta un samedi son fiancé André. Il
travaillait comme comptable dans une entreprise de Bruxelles. Un samedi, à 5
heures le matin, André se présenta, en chemisette, prêt à nous aider. Il
travailla ainsi quelques semaines à mes côtés, je lui apprenais à reconnaître
les nœuds et à faire les gestes répétitifs qui n’ont maintenant plus de secret
pour vous. Daniel appris assez vite mais cru, trop vite, tout savoir et était
décidé à nous en remonter. A l’époque, Pierre VDM était déjà parti faire sa vie
avec Laurette et Simon l’avait remplacé. Simon travaillait très calmement, ne
courrait jamais mais était un faux lent. La production suivait, son temps de
découpe n’était pas supérieur au mien ou à celui des autres. Simplement, il
était économe de ses gestes et ne s’excitait pas inutilement. André de son
côté, voulait plaire au patron, son futur beau père, il faisait du zèle, trop
de zèle. Son attitude nous faisait autant rire qu’enragé. Il prenait son petit
déjeuner en quelques minutes et nous montrait ainsi du doigt : « voyez
comme ils gagnent du temps de pause ». Très vite les incidents arrivèrent.
Simon râlait de plus en plus, l’ambiance devenait électrique dés qu’approchait
le vendredi. En effet de plus en plus souvent, André prenait congé de son
entreprise pour travailler avec nous le vendredi et le samedi. Le premier
incident fut sans gravité mais coûta vingt litre de lait et une bonne quantité
de pudding : pour préparer la crème pâtissière, nous faisions bouillir le
lait et préparions à part un mélange de lait froid, de pudding et de sucre.
Nous versions ce mélange dans la casserole d’eau chaude dés que le lait se
mettait à bouillir. En pratique, nous savions plus ou moins combien de temps
était nécessaire pour que le lait bout. Chacun,
qui passait près de la casserole, prenait la spatule en bois pour tourner dans
le lait et l’empêcher de brûler. Quand le lait était prêt de bouillir, Simon
prenait le seau avec le mélange froid et se postait devant la casserole
attendant les gros bouillons. La plupart d’entre vous le savent, si vous versez
le froid avant que le lait ne bout, c’est fichu, votre pudding est raté et il
est pratiquement impossible de le rattraper. Vous le savez, mais André ne le
savait pas. Nous assistâmes, Gilbert et moi à la scène : André jugea que
Simon perdait (ou gagnait) du temps à touiller dans son froid, arriva derrière
lui, lui arracha le seau des mains et le versa dans la marmite. Nous n’eûmes
que le temps de crier NOOOON !, il était trop tard. Il eut beau tourner et
touiller encore, rien n’y fit, le pudding était fichu. En fait, pour les
petites quantités, il est possible de le rattraper en utilisant la maïzena mais
pour 20 litres, la quantité de maïzena nécessaire aurait dénaturé le
pudding. Gilbert ne supportait pas les conflits et les tensions et cette
fois-là comme toutes autres fois, il disparut rapidement pour aller conter ses malheurs
à Andrée qui venait alors au fournil essayer de remettre un peu de calme. Mais
l’ambiance se dégrada encore et la tension monta d’un cran les semaines
suivantes. Le deuxième incident aurait pu être grave et Simon aurait pu être
blessé : Les armoires à paniers mesuraient plus de deux mètres de hauteur,
un mètre septante de largeur et quatre vingt centimètres de profondeur. Elles
étaient lourdes mais facile à déplacer grâce aux solides roulettes dont elles
étaient pourvues. Nous les disposions l’une devant l’autre pendant la
fermentation. Avant de venir placer la seconde devant la première, nous « farinions »
les pâtons. Il s’agissait de saupoudrer les pâtons de farine, ce qui les
empêcherait de coller à la pelle au moment de l’enfournement. C’est ce à quoi
était occupé Simon quand André arriva, sans crier gare et beaucoup trop
rapidement, poussant la deuxième armoire. La trop grande vitesse l’empêcha de la
retenir et elle vint écraser Simon, pris en sandwichs entre les deux chars,
comme nous les appelions parfois. Heureusement, un réflexe permit à Simon de s’arcbouter
et d’encaisser le choc sur l’arrondi du dos. Sans cela il aurait été
littéralement écrasé de la tête aux pieds comme le coyote dans les dessins
animés. Chacun y alla de son engueulade, tentant de provoquer un choc salutaire
chez André et de l’emmener ainsi la raison. Même Fernande, avertie, vint lui
dire qu’il fallait travailler plus calmement et qu’il ne servait à rien d’aller
plus vite. De fait, rien n’aurait pu de toute façon accélérer la cuisson des
pains qui occupaient le four.
Simon
menaça de remettre son tablier si cela arrivait encore. André s’excusa,
promettant que cela n’arriverait plus.
Mais
le pire arriva et seul André en paya les conséquences. Cette fois-là, Simon
avait en mains le crochet pour sortir les tôles du dessous sur lesquelles nous
enfournions les platines. Il y avait trois courtes opérations à mener. Ouvrir,
grâce aux contrepoids une porte basculante, tirer en arrière à l’aide du
crochet le chariot sur lequel posait la tôle et enfin, à l’aide du même crochet,
tirer la tôle sur les rails du chariot. La tôle était chauffée à 250 degrés car
le temps d’enfournement allait faire baisser la température de vingt degrés.
Nous comprîmes de suite qu’André jugea de nouveau Simon trop lent à la manœuvre.
Il l’écarta d’un coup d’épaule et au lieu de se saisir du crochet, empoigna la
tôle à pleines mains. Nous hurlâmes tous. Nous hurlâmes de douleur car nous
savions ce que c’était que de se brûler. Cela nous arrivait presque
quotidiennement de toucher la tôle avec la main ou de nous brûler avec une
platine… La brûlure faisait l’effet d’un choc électrique qui vous vrillait le
coude et parfois les épaules. Mais, quand nous nous brûlions, nous n’avions
fait qu’effleurer la tôle ou la platine. André l’avait empoignée, violemment, à
pleines mains. Elles y restèrent collées durant au moins une seconde. Tout en
hurlant, nous nous précipitâmes, Gilbert, Simon et moi, pour le soutenir et le
tirer en arrière. Il était livide, au bord de l’évanouissement. La chair collée
à la tôle fumait. Il souffrait horriblement, mais nous souffrions aussi, des
coudes et des épaules et tentions de ne pas imaginer ce qu’il avait ressenti.
Andrée, Fernande et les livreurs avaient entendus les cris, le fournil fut
envahi. Chacun y allant de son mon Dieu quelle horreur. C’est Germain qui
dicta le jugement définitif : « Gilbert, vous ne devez plus le
laisser travailler au four ».
Les
femmes amenèrent André à la cuisine. Nous le retrouverions deux heures plus
tard, assis sur une chaise à l’entrée, les coudes posés sur les genoux, les
paumes des mains tournées vers le haut et recouvertes d’une épaisse couche de
graisse de lapin. Il garda des cicatrices aux mains. Nous ne le vîmes plus à l’atelier.
Quand il se maria avec Fernande, il quitta son entreprise et vint travailler
comme livreur pour la boulangerie de ses beaux parents. Deux ans plus tard, il
fut victime d’un gravissime accident de la route, il lutta durant deux mois
entre la vie et la mort, s’en sortit avec des lésions et des handicaps tels qu’ils
lui interdirent de travailler à jamais.
(à
suivre)
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