Peu
à peu, je m’habituai au rythme et aux horaires de travail. La fin août
approchant, je dus annoncer ma décision définitive de renoncer à l’école de
jour pour signer un contrat d’apprentissage de trois ans. J’aurais deux après
midi de cours, un de cours généraux, un autre de cours techniques.
Je
me levais donc chaque jour vers deux heures trente - deux quarante cinq, pour
commencer mon travail à trois heures. Quand j’arrivais au four, Gilbert avait
déjà fait tourner un pétrin et nous pouvions commencer le pesage et façonnage
après avoir rempli les armoires de paniers et de platines. Nous, c’était Pierre
et moi. Fernand avait déserté l’atelier pour reprendre sa tournée de livraison.
Au moment où j’avais débuté, il ne faisait que remplacer Pierre qui avait pris
une semaine de vacances. Les autres livreurs avaient pris chacun une partie de
la tournée de Fernand et Fernand ferait de même pour eux quand ils prendraient
leur congé. Les congés d’été étaient donc une période compliquée pour l’organisation du travail et
il était exclu que quelqu’un prenne plus d’une semaine de vacances.
Pierre
était le neveu d’Andrée et de Gilbert, les patrons. Il était le fils de
Germain, un des camionneurs livreurs, frère d’Andrée, dont le nom de famille
était Vandermaelen. Je m’aperçus d’ailleurs assez rapidement, que tous les
travailleurs de cette boulangerie appartenaient à la famille. L’autre
camionneur livreur, Marcel, était le cousin germain de Gilbert dont le nom de
famille était Evrard. Nous étions donc à cette époque trois à travailler à la
production : Gilbert, Pierre et moi et trois aux livraisons, Fernand, Germain
et Marcel, dans la boulangerie Evrard-Vandermaelen. Pour compléter le tableau, il
faut ajouter la présence permanente, dans la cour par beau temps, dans le
fournil par temps froid, d’Albert VDM, père d’Andrée, d’origine flamande,
fondateur de la boulangerie. Il habitait avec sa femme Marthe la maison d’à
côté, mais une porte au fond de sa cour lui permettait d’accéder directement à
la boulangerie. Malgré ses quatre vingt cinq ans, Albert passait une bonne part
de ses journées à balayer la cour ou le fournil ; dans la cour il
s’agissait de ramasser les mies de pain tombées des chariots, dans le fournil
la farine qui volait partout. Il parlait peu et veillait à ne pas marcher sur
les plates bandes de son beau fils qui avait pris sa succession. Marthe se
montrait peu et heureusement, car presque chacune de ses apparitions donnait
lieu à des incidents avec nous et les deux ouvriers qui plus tard viendraient
renforcer l’équipe de production.
Pierre
Vandermaelen était âgé de 18 ans, il avait un handicap aux jambes qui le faisait marcher sur
la pointe des pieds, ses talons ne touchaient pour ainsi dire jamais le sol.
Cela ne l’empêchait pas de se déplacer vite et d’être très efficace dans le
travail. Il avait les yeux rieurs et était gentil et amitieux. Il était dans la
boulangerie comme un poisson dans l’eau, m’aidait quand il le fallait. J’appris
plus tard que Germain, son père, avait lui aussi exploité sa propre boulangerie,
mais son penchant pour la guindaille et les femmes l’avait conduit à la
faillite. Gilbert avait alors absorbé sa clientèle et engagé Germain comme livreur. Pierre VDM avait donc grandi
pour ainsi dans le « four » de son grand père d’abord et de son père ensuite
et connaissait toutes les facettes du métier. La pelle, la spatule, le rouleau
à tarte et la poche à douille étaient pour lui des prothèses qui l’avaient
accompagné dès son plus jeune âge.
Pierre
aimait aussi s’amuser, sortir, danser, et avait une petite amie prénommée
Laurette. Elle allait sur ses 17 ans. Pierre me parlait souvent d’elle et de
leurs rencontres. Je fus méticuleusement tenu au courant de l’évolution de leur
relation. Je suivis au long des semaines, grâce aux récits détaillés de Pierre,
leurs découvertes corporelles mutuelles, l’évolution de leurs caresses et de
leurs jeux érotiques. Souvent, Pierre arrivait le matin avec un sourire béat
sur la figure et les yeux à demi fermés de fatigue. Jusque six ou sept heures
du matin, nous travaillions sans prononcer un mot, dans un état second, comme
des somnambules.
Le
lundi était la journée de travail la plus courte. Nous ne produisions aucune
pâtisserie. Nous terminions la dernière fournée vers 9 heures trente ou 10
heures et le temps de nettoyer, je rentrais à la maison vers 11 heures. Le
mardi, nous préparions, après le pain, dix à douze kilos de pâte feuilletée qui
nous servirait pour les pâtisseries de fin de semaine. J’appris, peu à peu, à
faire la pâte feuilletée qui devint d’ailleurs, après quelques mois, mon
domaine réservé. Nous disposions d’un petit pétrin de 30 kilos qui nous
permettait de mélanger les petites quantités de pâtes pour les petits pains
briochés, les pistolets, les baguettes, mais aussi les pâtes à tartes, les
pains spéciaux et la pâte pour feuilletés.
La
pâte feuilletée était la pâte dont la recette était la plus simple puisque nous
n’ajoutions à la farine que de l’eau et du sel. Quand tout était mélangé, de
façon plus ou moins homogène, nous arrêtions le pétrin pour éviter que la pâte
ne devienne trop élastique. Ensuite, après l’avoir laissée reposer une
demi-heure, il s’agissait de l’étendre sur le marbre, de couvrir le tiers du
milieu de la nappe ainsi obtenue de beurre qu’on appelait beurre de tourage ou
beurre de feuilletage. Il s’agissait en fait d’une graisse à base d’huile de
palme qui s’étendait facilement sans se déchirer. Nous reliions sur le beurre
un deuxième tiers de nappe que nous recouvrions également de beurre et sur
lequel nous repliions le troisième tiers. Dès cette opération terminée, nous donnions
à la pâte son premier tour : il s’agissait de nouveau d’étendre la pâte
sur le marbre, sur tout le marbre dont la dimension était d’un mètre vingt sur
quatre vingt centimètres, et de replier la nappe en trois dans le sens de la
longueur et en trois dans le sens de la largeur. Ca s’appelait un tour de neuf,
il fallait en « donner » - c’était le terme employé – trois.. Il
existait d’autres méthode de tourage, par exemple le tourage en croix, mais
dont nous considérions le résultat de piètre qualité. Peu à peu, le métier
venant, je mettais un point d’honneur à ce que ma nappe soit parfaitement
rectangulaire, évitant les arrondis au coin, pliée de façon impeccable, brossée
et débarrassée de la farine de séchage entre chaque pli. Le mardi même, après
le graissage des platines, je donnais un second tour à la pâte, la réemballait dans
une grosse feuille de plastique et la remettait dans la chambre froide. Je lui donnais son troisième et dernier tour
dès que je pouvais disposer de quinze minutes le mercredi matin. En chambre
froide, la pâte feuilletée pouvait se conserver deux à trois semaines. Nous en
prélevions des morceaux selon nos besoins. J’étais furieux quand parfois, je
constatais qu’on avait coupé un morceau de pâte n’importe comment, qu’on
l’avait « déchirée », (« déchirer » une pâte était l’erreur
professionnelle impardonnable, quelle que soit la pâte), mal emballée et que de
ce fait, le bord avait parfois séché ; ou quand Gilbert lui-même, pour
prendre de l’avance, donnait le troisième tour le mardi soir et que la pâte était
mal pliée, certaines feuilles étant alors plus courtes que d’autres. C’était
exactement comme si le premier pli d’une nappe n’était pas exactement en son
milieu, tous les autres plis étaient décentrés. A force de critiquer et de me
plaindre du travail bâclé, j’obtins que plus personne ne touche à mon feuilleté
et que l’on passe obligatoirement par moi pour en faire des prélèvements.
Le
mardi, nous terminions la journée vers 13heures ou 14 heures, car, au-delà du
pain, nous devions graisser les platines.
Le mercredi, nous préparions déjà, après la dernière fournée, les pâtisseries à
base de feuilleté : frangipanes, coins aux abricots et tartelettes au
maton par exemple, nous mettions cuire les fonds feuilleté pour certaines
tartes et les feuilles qui allaient nous servir pour les glacés. Nous cuisions
également les quinze à vingt litres de riz pour nos tartes du lendemain.
Le
jeudi, nous confectionnions tartes et pâtisseries pour les tournées du
vendredi, mais aussi quantité de pains briochés et de pistolets. Les spécialités
de la maison étaient la tarte au sucre et la tarte au riz, mais nous faisions
également de nombreuses tartes au fruit ou à la crème pâtissière. Notre
préparation de riz pour la tarte était tout à fait particulière : nous
cuisions le riz dans du lait et laissions refroidir. Nous ajoutions ensuite les
jaunes d’œuf (trois par litre de riz) le sucre (150 gr par litre) battions les
blancs en neige et mélangions le tout après y avoir ajouté de l’essence
d’amandes ou d’orange selon les souhaits des clients. Cela donnait un riz très
léger, que nous versions dans les fonds de tarte et mettions cuire dans un four
chauffé à vif. Il fallait saisir et coloré, une cuisson rapide évitait que le
riz ne sèche. Grosso modo, le jeudi nous « sortions » 120 à 150
tartes. La journée se terminait vers 16 heures, elle avait commence à 3 heures
le matin. La journée la plus longue était celle du vendredi, nous devions « sortir »
plus de deux cents tartes, quand il n’y avait
pas de commandes spéciales, et quantité de pâtisseries : cygnes,
merveilleux, bavarois de toutes les couleurs et saveurs, éclairs au chocolat
mais aussi pains briochés, piccolos,
pistolets, cramiques, craquelins, couques aux raisins, … Souvent s’ajoutaient à
cela des gâteaux à la crème au beurre, ou aux fruits et à la crème fraîches,
des marbrés (que j’adorais également préparer) et autres gâteaux. Inutile de
vous dire que quand se présentaient les mois des communions solennelles, de
mariage, de fêtes de Pâques ou de Noël, les journées du jeudi et du vendredi se
terminaient parfois vers 22 ou 23 heures. Il est arrivé plus d’une fois que
nous passions la nuit, sans rentrer à la maison, sans dormir, et relancions la
production de pain sans avoir fait la moindre pause.
Le
samedi était de nouveau une journée assez courte – le magasin n’ouvrait pas le
dimanche et il n’y avait pas de livraison à domicile, sauf exception. Nous
étions une boulangerie avant tout. Nous ne produisions que les pâtisseries les
plus courantes, nous ne faisons ni chocolateries, ni confiseries, ni pâtisseries
fines, ni pièces montées (c’est au cours que j’appris ces autres techniques).
La clientèle était dispersée dans les villages des alentours, population
ouvrière et rurale, aux goûts simples et qui
souvent, privilégiait la quantité à la qualité. La nourriture, et en ce
compris les pâtisseries, se devaient
d’abord d’être simples et nourrissantes.
Le
travail était éreintant, les horaires épuisants. A certaines périodes, j’étais
obsédé par le sommeil et je me demandais si un jour viendrait encore où je
pourrais dormir, dormir, dormir. A côté de mon travail, j’avais mes copains que
je voyais peu, mais surtout je m’étais engagé dans un mouvement de jeunesse qui
me prenait beaucoup de temps et j’avais moult réunions en soirée. Je rentrais
parfois à minuit et plus et me levais à deux heures trente le matin. Quand je
rentrais du boulot, quelque soit l’heure, je m’effondrais et dormais
profondément. On me réveillait vers 17 heures pour que j’aille retravailler
deux heures pour couper et emballer les pains, et ensuite, j’allais à mes
réunions. J’avais ainsi des horaires complètement décousus. J’avais
l’impression de vivre dans l’ombre et l’obscurité, dans un état second, pendant
que mes frères et mes amis paraissaient avoir une vie normale, se reposaient
quand ils étaient fatigués et s’amusaient dans les soirées au lieu de
s’endormir comme c’était mon cas.
A
cette fatigue qui m’empêchait de raisonner sereinement, ou du moins aussi
normalement que possible, je vivais les doutes et les tourments de mon âge.
Celle qui était ma meilleure amie et qui pour moi était plus qu’une amie, m’annonça
qu’elle était enceinte du guitariste d’un groupe de rock de la région. Ce fut
mon premier chagrin d’amour, j’eus l’impression que le monde s’effondrait.
Après cette déception, l’amour m’obsédait. Allais-je rencontrer un jour la
femme de ma vie ? Pas en tout cas durant les trois années que je passais à
la boulangerie
Un
jour, alors que nous n’étions que nous deux dans l’atelier, enfournant les
pains à la pelle, Pierre, qui n’avait pas encore ouvert la bouche durant les
cinq heures que nous avions déjà prestées, me dit tout de go « J’ai fait
l’amour avec Laurette sur le siège arrière de la voiture de mon père. Je crois
que je ne me suis pas retiré à temps et que le premier jet est allé à
l’intérieur, j’ai peur qu’elle soit enceinte. » Il ajouta, « Ça a été
tellement vite, je ne m’y attendais pas ». Il souriait en haussant les épaules,
l’air de dire, quelle histoire !!!Je savais que Pierre n’inventait rien.
Je sentais poindre chez lui à la fois fierté et inquiétude. J’étais trop au
courant du cheminement des dernière semaines et de la progression de leurs
attouchements et de ses découvertes sous vestimentaires pour douter de ce qu’il
venait de m’annoncer. A sa place j’aurais été catastrophé. Il prit cependant la
chose avec philosophie et attendit sereinement de savoir ce qui allait se
passer. Six semaines plus tard, Pierre annonçait son mariage avec Laurette qui
était enceinte d’un garçon, elle aurait dix huit ans quelques jours avant
l’accouchement. Je fus invité à la fête. A cette époque, presque toutes nos
copines de 17 ou 18 ans se retrouvaient enceintes et se mariaient précocement,
avec des garçons qui avaient toute autre chose en-tête. On commençait à parler pilule
contraceptive, mais elle ne s’adressait certainement pas aux jeunes filles. Le
rock et la pop avait initié le triomphe du jeunisme, la permissivité s’élargissait.
Les mariages et les divorces se firent de plus en plus précoces.
Pierre
et Laurette prénommèrent leur premier garçon Michel. Ils reprirent une petite
boulangerie dans un village des environs et conduisirent suffisamment bien leur
barque pour en vivre pas si mal que cela. Dix neuf ans plus tard, Pierre VDM se
retrouva en chaise roulante, complètement paralysé des jambes, on ne pouvait
plus rien y faire. Michel, son fils prit la relève à la production, Pierre
l’aidait comme il pouvait dans sa chaise. Il passait les après midi sur le
trottoir devant le magasin, à bavarder avec les uns et les autres, toujours
avec le sourire et la gentillesse que je lui avais connu. De temps en temps, je
m’arrêtais pour le saluer et nous souvenir du passé. Laurette accoucha de deux
autres enfants qui, sans aucun doute, furent conçus dans le lit matrimonial et
non plus à l’arrière d’une Ford Taunus. De chacune de ses grossesses, Laurette
garda quelques kilos. De jeune fille elle devint une femme ronde et forte, portant la maisonnée, servant au magasin,
appréciée des clients et du village tout entier.
Pierre
parti, Gilbert engagea Simon, qu’il connaissait déjà bien, puisque Simon avait
été, comme moi, son apprenti. Simon avait la trentaine, une allure de rockeur,
les cheveux roux coiffé à la Elvis Presley. Nous allions devenir avec Jean Luc,
autre rockeur, à la tête frisée façon Jimmy Hendricks, qui nous rejoindrait
plus tard, de véritables amis et complices dans une aventure qui ne faisait que
commencer.
Après
les fêtes de fin d’année où nous avions travaillé de façon absolument démente,
je dus me rendre chez le médecin, victime d’épuisement. J’avais des vertiges
fréquents, des maux de tête et fit part à Gilbert de ma peur de m’effondrer sur
la taule du four. Après une prise de sang et différents examens, le docteur Jounet
conclut à une anémie mais fit part à mon père de sa crainte que je ne sois en
dépression profonde. Il me conseilla de trouver quelqu’un à qui parler et de
négocier une réduction de mon temps de travail. Je restai six semaines au repos
et repris ensuite le travail sans aucun changement de rythme.
Après
Jean Luc, une autre personne allait nous rejoindre les WE à la production. Avec
lui vinrent les incidents permanents et les tensions. Après coup, nous pûmes
les juger risibles même si plus d’une fois, on évita de justesse la catastrophe.
A
suivre…