(Suite de « J’ai
pris la mer ». Voir mon blog : mariogotto.blogspot.com)
Il s’agissait de lancer, de laisser descendre le filet bien
ouvert et ensuite de le remonter, alourdi par des tonnes d’eau et peut être
quelques kilos de poissons. Je peinais à le lancer et encore plus à le ramener.
Heureusement, je sortis assez vite quelques prises, ce qui m’encouragea. Le
vieux, lui, fumait sa cigarette à l’avant et s’enfilait quelques gorgées de je
ne sais quoi qui sortait d’une bouteille absolument crasseuse. Il avait déroulé
ses filets et ne les remonterait qu’à la fin de la journée. Très vite, j’eus
l’impression qu’il avait oublié ma présence sur le bateau. Heureusement j’avais
deux grandes bouteilles d’eau avec moi et de quoi manger quand ce serait le
moment.
Après une heure de cette gymnastique, j’étais épuisé, mes
épaules me faisaient mal et je déposais le filet sur le pont en m’asseyant pour
boire et souffler un peu. Je me demandais déjà ce qui m’avait pris d’embarquer
dans cette galère. J’aurais dû m’en douter bon sang ! De nouveau je
m’étais bercé d’illusion. Ma naïveté à propos des vieux pêcheurs, de leur
sagesse supposée, de leur tolérance et de leur gentillesse, m’avait encore joué
un mauvais tour. Je ne tombais jamais sur les bons moi. Rarement sur les truands
non plus, d’accord. Mais sur les brutes oui, presque toujours ! C’est le
moment que choisit le vieux pour me gueuler dessus. Je ne comprenais que
quelques bribes de ses braiements « fainéant, profiteur, fous le camp de
mon bateau, hijo de put… ». Là c’était trop, j’avais passé l’âge où l’on
pouvait me traiter comme un gamin. Je me levais, m’avançais vers lui et empoignais des deux mains le col de son ciré
« Ecoute bien, je suis ici et j’y reste espèce de vieux connard ! Que
cela te plaise ou non. Fais ton boulot, ferme ta grande gueule et fous-moi la
paix où ça va mal finir » et je le repoussais fortement (il puait
d’ailleurs comme cela n’était pas permis). Le mec ne parut même pas surpris, il
continua à marmonner je ne sais quoi, retourna à l’avant et se remis à fumer et
à siroter sa bouteille répugnante.
Nous étions prisonniers l’un de l’autre sur ce bateau et le
resterions jusqu’au retour au port, il en prenait sans doute son parti comme
j’en prenais le mien. Plus que sûrement, ce type de relations violentes faisait
partie du monde marin me disais-je.
Après un peu de repos, je me remis à lancer ce trop lourd
filet de plomb et à le ramener. J’œuvrais à mon aise, de façon régulière et sans
zèle excessif. Après tout, j’avais un travail à accomplir durant ces dix heures
en mer, je voulais m’en acquitter sans m’épuiser ni m’esquinter pour autant,
c’était mon rêve à moi et non à cet espèce de Popeye alcoolo. Il avait accepté
de me prendre à bord, pas question de gâcher cette occasion. L’avoir remis à sa
place m’avait libéré de tout devoir envers lui. Le seul à qui je devais prouver
quelque chose dorénavant, c’était à moi-même.
Je crevais mais commençais à travailler de façon routinière. Le
job était harassant, au milieu d’une étendue infinie d’eau et sous un soleil de
plomb. Je n’avais plus aucune capacité de concentration et allais le payer très
cher. Au moment où je remontais le filet pour la énième fois, je m’aperçus trop
tard de la présence d’un espadon, oh pas l’énorme espadon de 120 kg, mais un
fameux espadon quand même qui devait avoisiner les 70 ou 80 kg et qui se mit à
s’agiter furieusement dans tous les sens quand je tentais de sortir le filet de
l’eau. Je lâchais un brin ma charge mais il me donna un terrible coup de tête.
Je fus projeté dans l’eau plus vite que je ne m’en rendis compte. Je hurlais à
l’adresse du vieux « je ne sais pas nager, aide-moi ». Je le vis s’approcher et me regarder en ricanant :
« remontes vite car je vais m’en aller sale fainéant » et quelques
secondes après, j’entendis le bruit du moteur s’accélérer et vis de suite le
bateau s’éloigner. Ce type était complètement cinglé, Je ne sais vraiment pas
nager, je vous le jure, je sentais en plus qu’un courant m’emportait. Je fis la
seule chose que je pouvais : la planche. Mais dans la panique, je
m’agitais et l’eau recouvrait mon visage, j’avalais non pas des tasses mais des
bassins d’eau salée, je toussais, crachais, étouffais, vomissais. Je me
convainquis de garder mon calme, de respirer régulièrement, de bien tirer la
tête en arrière. Je pleurais, me maudissais, maudissais cette vieille crapule.
J’allais mourir, c’était couru. «C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la
mer qui prend l’homme » disait la chanson. Après un temps que je ne pus
mesurer, mon corps était gelé et paralysé par le froid. Dans la tension, j’avais
tendance à vouloir me relever ce qu’il ne fallait surtout pas faire. Mais la
fin était proche, je le sentais. Je ne voyais pas ce qui pouvait me sauver,
j’allais tout lâcher et me préparais à boire la tasse fatidique. Je pensais aux
miens et espérais qu’ils ne soient pas tristes et qu’ils se disent que j’avais
bien vécu et choisis mes aventures. C’est alors que j’entendis le moteur. Le
bateau réapparut, lui à bord ricanant toujours, me hissant sur le pont comme un
vulgaire paquet. Je lui crachais toute la haine dont j’étais capable et jurais
d’avoir sa peau tôt ou tard. Je vomis mes boyaux sur le pont. J’étais transi de
froid, épuisé et m’étendit sans demander mon reste sur le plancher gluant des
tripes et des écailles de poissons. Le soleil eut vite fait de me sécher, je
bus les deux bouteilles d’un litre et demi d’eau que j’avais pris avec moi le
matin. J’en vomis la moitié mais cela me fit du bien. J’étais vivant, je n’en
revenais pas. Le vieux ne me jetait même pas un œil comme si tout cela n’était
que broutilles habituelles. Rentré au port, titubant, exténué je le quittais en
lui souhaitant de tout cœur de crever
avec la moitié de la pêche dont j’étais malgré tout l’auteur. Le regard de Perjilo
allait, réprobateur, du vieux à moi, l’air de penser « dieu sait ce que ce
vieux fou a fait endurer à ce jeune type ». (C’est moi le jeune type, je
n’arrive pas à m’imaginer autrement)
C’est ici que certains douteront mais pourtant, le lendemain j’étais
à quai dès quatre heures. J’avais recouvert de crème les brûlures les plus
importantes. Mais je me sentais d’attaque, l’aidais à dérouler les filets et à
raccommoder les mailles comme il me le montrait. « Te v’là pêcheur maintenant,
sale fainéant » me dit-il. Te v’là toujours aussi con vieux pourri,
pensais-je sans le dire.
Nous appareillâmes à cinq heures et à six heures il jetait
l’ancre à l’endroit choisi et évidemment je n’aurais su dire si c’était au même
endroit que la veille. Les mêmes tâches se répétèrent. Il m’avait de nouveau imposé
le filet rond et ses kilos. Aux premiers lancements, mes épaules hurlèrent des
douleurs de la veille. Je ne me pressais pas pour le ramener. Lui se remit à
siroter sa bouteille d’une crasse indescriptible. Plus tard je calculerais
qu’il devait être neuf heures, quand je l’entendis hurler « ayudame, tengo
un gordo » (aide-moi j’ai du gros).
Je me retournais et reconnu l’espadon de la veille. Je n’hésitais pas une
seconde, me précipitais et d’un terrible coup d’épaule jetais le vieux, qui ne
s’y attendait vraiment pas, par-dessus bord. «Hijo de puta (Fils de pute),
je ne sais pas nager non plus » hurla-t-il de sa voix grasse. Je regardais
son ciré se gonfler, ses mains battre l’eau sans succès et en quelques secondes,
je le vis couler à pic et lâcher de grosses bulles d’air qui explosèrent à la
surface.
Je balançais à sa suite les filets, les seaux et les bacs de
plastiques remplis de notre pêche. C’était fait, j’étais seul maître à bord,
maître d’un bateau dont j’avais tant rêvé. Pour une fois, j’avais tenu mon plan
secret, n’en avais parlé à absolument personne et j’avais réussi. Je m’étais
juré de me venger. Je hurlais de joie, comme un fou seul au milieu de
l’eau : « je suis le plus fooooort !! Le naïf a gagnééééééé… »
Je fis plusieurs fois le tour du bateau en courant, penché par-dessus bord,
j’avais peur que par un miracle inattendu, le vieux ne remonte. Mais j’étais
seul, il n’y aurait pas de mauvaises surprises. La mer avait pris ce salaud et
m’avait offert une liberté inouïe. Je continuais à hurler ma joie en espérant
que mes cris atteignent toutes les côtes de la Méditerranée. Seul Prejillo les
entendit et se dit dans un sourire : « ce gamin (c’est moi) a bien
joué son coup et nous voilà enfin débarrassé de ce vieux fou ».
Sans tarder, je devais mettre le cap sur l’île de Tabarca
face à Alicante pour y faire le plein de carburant, nettoyer le bateau à fond
et tenter d’enlever cet odeur de poisson en décomposition. De là, j’envoyais un
message à Marlène « Suis vivant. Surtout pas un mot à qui que ce
soit. T’appellerai dès que je serai à Pescara. J’ai un bateau à moi ». Mario
est vraiment fou pensa-t-elle, mais elle ne le dit à personne.
Je n’avais aucune idée du temps qu’il me faudrait pour
arriver dans les Abruzzes. Avec mon métier de boulanger l’argent n’était pas un
problème, je trouverais du travail facilement si je m’arrêtais dans les ports.
Je devais traverser la méditerranée en obliquant légèrement vers le Sud, en
parallèle avec les côtes algérienne et tunisienne pour atteindre la Sicile. Je
me guiderais sur le soleil, cela ne me faisait pas peur. J’eus à contourner la
Sicile par le Sud, contourner la Calabre par la merveilleuse mer ionienne et,
du port de Crotone, je pris en direct vers la pointe du talon italien que je
contournai jusque Lecce. Je remontais enfin l’Adriatique, laissais derrière moi
Altamura et Bari, passais Pescara et naviguais jusqu’à Rosetto degli Abruzzi et
enfin le petit port de Martinsicuro.
J’y étais. Qui sait, peut-être m’y cédera-t-on très vite une échoppe où
vendre le poisson frais de mes futures
pêches quotidiennes.
« Estas sonando Mario » (tu rêves Mario !) me
dit Ines quand j’ouvris les yeux de ma sieste dans le fauteuil du salon.
« Que no, que no, tomé el mar y os escribo de Italia » - Non, non, j’ai
pris la mer répondis-je et je vous écris d’Italie.
Epilogue
Hier matin, la « Guardia civil » est venu procéder
à mon arrestation suite à la disparition de Ramon, pour me présenter au juge en
comparution immédiate. La sentence du tribunal qui fut prononcée le jour même peut
se résumer en trois points :
1. Le monde n’est pas composé d’enfants de cœur mais d’hommes
qui se battent pour vivre et se
faire une place et une histoire. Il ne faut donc pas confondre la réalité avec
l’Evangile ou les poèmes de Paul Eluard.
2. Il ne peut y avoir d’assassin sans cadavre. Pour le moment
rien ne prouve que Ramon soit mort.
3. Si son cadavre devait un jour apparaître, je tiens à
décréter anticipativement « la légitime vengeance » en faveur de
l’accusé, ce doux et incorrigible rêveur.
J’ai donc quitté le tribunal en homme libre.
Et je vous
retrouve donc lundi prochain.