Gabriel, le
haïtien qui nous servait de guide, avait négocié nos deux places à Edouard et
moi dans un gros Tap Tap en partance pour Les Cayes. Lui-même en profiterait
pour rendre visite à sa famille à Léogane d’où il était originaire et qui se
trouvait à quelques km de Port au Prince en direction de les Cayes. Comme tous
les taxis collectifs qu’on appelait Tap Tap, notre camion était coloré à
souhait et les banquettes à l’intérieur en simili plus ou confortable. Il avait
pour nom : « Jésus est bon ». Nous eûmes encore à attendre une heure avant
qu’il ne démarre. Quelques rabatteurs tentaient de trouver d’autres passagers
qui allaient occuper les quelques places restantes libres ou s’asseoir dans
l’allée centrale. Et les passagers déjà présents, qui pour beaucoup étaient des
cayens venus faire provision de marchandises à revendre aux Cayes, avaient attachés
des sacs en tous genres sur près de deux mètres d’hauteur sur le toit du
camion, d’autres attachaient au porte bagage, par leur pattes, des chèvres et
des poules qui pendouillaient la tête vers le bas, vivants et dont on
entendrait les cris plaintifs durant les cinq heures que durerait le voyage.
J’en étais à
mon troisième voyage en Haïti, j’avais visité toutes les provinces sauf la
région des Cayes et de Jérémie. Je travaillais pour l’ONG Solidarité Mondiale
qui soutenait un syndicat clandestin, la CATH (Centrale Autonome des
Travailleurs Haïtiens) qui s’opposait ouvertement à Duvalier et avait à
plusieurs reprises, malgré son jeune âge, défié ouvertement le régime, par des
grèves et des manifestations surprises semant le désordre et la panique
durant des cérémonies officielles.
Edouard,
prêtre ouvrier oblat, proche de la soixantaine, m’accompagnait depuis la
Belgique. J’avais une certaine habitude des déplacements en Tap Tap, jamais
très confortable, toujours assis les uns sur les autres, avec les vitres
grandes ouvertes, qui laissait entrés à la fois l’air chaud et à la fois la
poussière que soulevaient les autres véhicules. J’avais trente ans, une folle
envie d’aventures et de découvertes, j’ignorais la peur et au contraire le
danger, la clandestinité m’excitaient. Je voyageais à l’intérieur d’Haïti, en
jean, baskets, t-shirt et à peine un petit sac en tissu contenant le strict
minimum. J’avais dans une poche avant, mon passeport et dans l’autre les
dollars et des gourdes haïtiennes. En Haïti, un programme est fait pour ne pas
être respecté. Les aléas des déplacements forçaient à la souplesse et il
m’était arrivé plus d’une fois de rester bloqué deux ou trois jours non prévus,
que ce soit à Jacmel, au Plateau Central dans les environs de Hinche ou à Ouanaminthe.
J’adorais
les haïtiens et les haïtiennes dont je disais qu’elles étaient les plus belles
filles du monde. J’étais réellement comme un poisson dans l’eau et à l’aise
partout. La souffrance des gens, surtout de ces femmes qui devaient tout
assurés, tout assumés, me bouleversaient terriblement. Aujourd’hui, Haïti est
encore plus dévasté qu’elle ne l’était à l’époque pourtant déjà très difficile.
La misère a fini par faire de ce pays une plaque tournante de beaucoup de
trafics et si à l’époque les tontons macoutes assuraient leur part de terreur
et de violence, vous pouviez, même comme blanc, vous balader dans n’importe
quel quartier sans vous sentir en insécurité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui
où c’est toute la société haïtienne qui est traversée par la peur.
Bon, notre
déplacement vers Les Cayes fut gai et fatiguant. J’avais, assise sur mes genoux,
à la demande de Gabriel, une jolie jeune
fille toute fraîche, à la poitrine bien ferme. Elle rentrait aussi à Léogane et
Gabriel la connaissant lui avait trouvé une place et lui avait dit assieds-toi
sur les genoux du blanc chérie, il ne te fera rien.
J’adore les
stations de Tap tap où dès l’arrêt on est assaillis de vendeurs et vendeuses
qui vous proposent poissons et bananes frites, poissons séchés, bonbons de
toutes sortes, boissons au sirop. J’adorais entendre ces femmes, qui avaient
fait durant des heures la file à la fontaine pour venir nous proposer de l’eau
fraîche en criant « marchand dlo » « marchand dlo ». Leur
eau m’était évidemment interdite mais rien ne m’interdisait de leur donner
quelques gourdes (monnaie haïtienne) qui soulagerait peut être leur faim ou
celle de leur enfant.
Nous
arrivâmes aux Cayes (Je n’arrive pas à dire ou écrire « à Les Cayes »)
vers 19 heures sur la seule station de Tap tap de la ville située sur une
esplanade poussiéreuse entourée de toutes sortes de petits commerces et de
restaurants. Tiens, si nous allions manger dans celui-là, me dit Edouard, les
haïtiens adorent les couleurs, c’est pour cela que les néons sont bleutés et
rosé ajoute t’il.
L’odeur du
ragoût de chèvre m’apparut douteux et je me contentais de manger le ris aux
haricots qui l’accompagnait. Edouard avala le tout sans hésitations. Il allait
le payer le lendemain et obliger le tap tap du retour à de nombreux arrêts pour
lui permettre d’aller se soulager dans les buissons bordant la route.
Nous
décidâmes de réserver deux chambres dans ce même endroit, sans prendre la
précaution d’aller vérifier leur état. Nous avions un RDV clandestin assez
difficile et l’état de la chambre nous importait peu.
Quand nous
rentrâmes vers les 23h, nous gagnâmes l’étage et dûmes nous frayer un passage
au milieu de jeunes femmes haïtiennes et porto-ricaines qui n’hésitaient pas à
nous caresser qui les cheveux, qui l’entre jambe, nous faisant les propositions
les plus claires qui soient, nous tirant par le bras. Je sais, vous ne me
croirez pas. Mais j’avais une terreur du sida dont on parlait déjà à l’époque
et dont la revue Actuel disait qu’il était né à Haïti. Ce qui plus tard s’avéra
faux.
Je réussis à
gagner ma chambre qui s’avéra être une alcôve, heureusement avec un verrou sur
la porte, mais avec juste un bassin d’eau, un essuie aux couleurs douteuse et
pas de…plafond. On entendait tout ce qui se passait autour, dans les autres
alcôves : les rires, les voix basses, les soupirs, les couinements et les
petits cris. Je crois que j’ai fini par m’endormir vers les quatre heures du
matin.
Le matin, le
bassin d’eau était recouvert de mouches mortes que je dus écarter pour pouvoir
me rafraîchir un peu le visage à l’eau. Au petit déjeuner, je trouvais un Edouard
complètement défait, il avait dû gagner les toilettes plusieurs fois la nuit en
passant au milieu des groupes de filles qui occupaient le corridor. Avant de
prendre le tap tap du retour, je lui dis « la prochaine fois Edouard,
méfies-toi du goût des haïtiens pour les éclairages colorés »