Dès la sortie de l’hiver, j'aime me lever plus tôt et voir la
nature s'éveiller. J'en profite ainsi pour tenter de me remettre à l'écriture
que, par paresse, j’ai abandonnée depuis un certain temps déjà. Mais, malgré ma
bonne volonté, je fixe des heures durant un écran blanc. Je fouille mon passé à
la recherche de souvenirs qui pourraient donner prétexte à une histoire. Une
foule de situations me viennent à
l'esprit, je sais lesquelles seraient les plus intéressantes et significatives.
Mais cela suppose un effort de ma part. Cela m’oblige non seulement à raconter
l’histoire mais aussi à évoquer des détails, décrire les gens, l'environnement,
les circonstances...Alors la paresse l'emporte et par précaution, par peur
d'être entraîné trop loin, je trainaille, regarde par la fenêtre mon jardin
s’épanouir, me mets à rêver et pas un mot ne s’imprime.
Pourtant, il y a cette histoire des deux frères de la rue des
Canadiens à laquelle je pense si souvent. Il y aurait tant de choses à en dire.
Un article lu il y a quelques années dans un journal français à propos d’une
toute autre affaire m’avait rappelé ma rencontre avec un des deux frères. La partager avec vous serait en fait une
catharsis et m’enlèverait un fameux poids qui m’encombre depuis l’enfance. Je
sais que tant que je ne la mettrai pas noir sur blanc, les souvenirs resteront
flous et incomplets. Aujourd'hui j'ai décidé de tenter de surmonter ma
léthargie et de commencer à vous raconter, sachant que je pourrais de toute
façon abandonner si cela finissait par m’ennuyer. Car pour que l’histoire vous
plaise, vous conviendrez qu’il faut qu’elle me plaise aussi et que je prenne du
plaisir à vous la narrer. Donc, ce que j’écris est basé sur des faits réels qui
se sont déroulés dans le Strépy où j’ai grandi. Mais comme vous le savez,
malgré la réalité des faits, la mémoire est parfois capricieuse et a une fâcheuse tendance à travestir la
réalité. D’autant que j’ai bien conscience de vous parler d’un monde qui n’existe plus et que nous sommes de moins
en moins nombreux à avoir connu.
La rue Des Canadiens à Strépy, est parallèle à la rue Delsamme,
celle où nous habitions ma famille et moi. Pour y arriver, nous allions au fond
de notre jardin et atteignions une ruelle où se trouvaient deux maisons, celle
de la petite Denise et de son fils Oscar, vieux garçon, et une autre maison
plus grande, où vivait une famille avec trois enfants. Bien sûr, nous saluions
ces derniers quand nous les rencontrions mais nous avions peu de contacts avec
eux, nous ne connaissions pas leurs noms, ils ne se mêlaient pas à la vie des
gosses du quartier. C'était différent avec Denise et Oscar, ils venaient chez
nous et nous allions chez eux. Le boulanger et la laitière passaient par notre
cours et jardin pour aller desservir ces deux maisons. Il fallait ensuite
prendre la ruelle à droite et tout au bout, en passant au milieu de champs et
de prairies, nous atteignions alors la rue des Canadiens. En descendant à
gauche, la rue nous conduisait vers la place de Strépy, si par contre nous la
prenions vers la droite nous aboutissions à Bracquegnies. Il n'y avait dans
cette rue que deux ou trois blocs de maisons d'apparences assez pauvres et mal
en point. Par contre il y avait le
charbonnage Saint Julien, son terril, les bâtiments (on appelait l’ensemble des
bâtiments le carreau de la mine) y attenant et son château. Le château était
entouré d'un grand parc et d'un verger où nous allions parfois « marauder »
des sacs de pommes. Aujourd’hui, tout cela a laissé place à un grand complexe
sportif, qui a gardé comme nom Saint Julien.
La maison des deux frères était située face au château, isolée, en
retrait de la route d'une vingtaine de mètres, entourée de champs. Le chemin
d'accès n'était guère attrayant. La maison, pour ce qu'on en voyait, paraissait
sale, délaissée, entourée de décombres et de crasses. Des buissons sauvages et
des sureaux s’accrochaient aux murs et à la cheminée. La seule fois où nous avions,
avec un ami, osé nous en approcher, c'était lors d’une distribution d’eau
bénite dans les rues du village durant la semaine qui suivait Pâques.
Si nous commencions cette distribution dans l'enthousiasme et avec
la volonté ferme de faire en sorte que tous les habitants, croyants ou non,
belges ou étrangers, aient droit à leur décilitre d'eau bénite, peu à peu, au
fur et à mesure que s’accumulaient les kilomètres, la fatigue et le découragement nous
gagnaient. Il nous arrivait souvent d'hésiter avant de frapper à la porte de
telle maison dont les occupants avaient mauvaise réputation, de pénétrer dans
tel quartier du coron d’en haut où une bande risquait de nous tomber dessus.
Nous tentions de nous renvoyer la balle : « vas-y toi, moi j'ai déjà
fait plusieurs polacks ». Nous préférions évidemment nous présenter aux
portes des belles demeures où nous recevions biscuits et chocolats. Mais nous
allions au bout de notre mission et en fin de compte aucune porte n'était évitée,
chacun s'était vu proposer l'eau bénite et pour tout dire, rare étaient les
gens qui la refusaient. Croyant ou pas, la crainte était la plus forte.
« Qu'arriverait-il si on refusait l'entrée de sa maison à l'eau
bénite ? Cela pouvait toujours être utile, cela pouvait guérir ou prévenir
une maladie, chasser les mauvais esprits »...autant d'arguments que nous
avions appris à manier et qui facilitait la « vente ». La
distribution de l'eau bénite nous prenait deux jours au bout desquels nous nous
retrouvions chez le curé pour compter les pièces récoltées (eh oui, nous monnayions
l'eau bénite) et nous les partager équitablement. Auparavant, nous avions
prélevés le montant nécessaire pour acheter les deux boîtes de cigares du curé.
Bon, je ne voulais pas m’étendre sur cette histoire de distribution d’eau
bénite si ce n’est du fait que c’est à cette occasion que j’avais approché la
maison des deux frères.
Avec un autre enfant de chœur, j'étais donc allé frapper à leur
porte. Dans pareil cas, nous espérions secrètement qu'ils mettent trop de temps
pour venir ouvrir et que nous ayons ainsi une excuse pour déguerpir. Mais du
bruit se fit entendre et rapidement, une armoire, je ne trouve pas d’autres
mots pour évoquer sa carrure, brune ou noire, nous n'aurions pu le dire, la
tête ronde et lisse, se tenait devant nous, le visage sans expression.
« C’est pour l'eau bénite » dis-je. Le frère mit un temps à
enregistrer, comprendre et réagir. « Hein, quoi ? ». « Et
bien nous apportons l’eau qui a été bénie à Pâques et si vous en souhaitez,
donnez-nous un récipient pour que nous vous en versions ». Nous étions
restés sur le seuil de la porte. Pour ce que nous apercevions de l'intérieur,
il nous semblait que le sol était d'une crasse luisante. La table, qui allait
servir plus tard de support à l'acte dément qui fait l'objet de cette histoire,
était aussi graisseuse et sale que le sol. La pièce était terriblement sombre.
Mais nous n'avions aucune envie d'étudier la situation en détails ni de traîner
sur les lieux. Une fois l'eau bénite versée dans la petite bouteille brune -
une bouteille de bière vide me semble-t-il - que le frère nous avait présentée,
nous avions dit un au revoir rapide et étions partis sans demander nos restes.
En le quittant pourtant, il me semblait que le frère était content. Nous
l'avions traité comme tous les habitants. Il n'en avait probablement rien à
faire de l'eau bénite, mais des gens du « monde normal », étaient
venus et l'avaient abordé avec respect. Peut-être même, me dis-je, qu'il
regrettait que cela fût aussi bref et qu'aucune conversation ne fut engagée.
J'y pensais au point qu’à mon tour, l'espace d'un instant, je me reprochai de
ne pas être resté plus longtemps et de n'avoir pas saisi l'occasion pour faire
réellement connaissance. La peur avait été la plus forte.
Bref, c'est la seule fois dans mon enfance que je m'étais
réellement approché de l’un des frères. Pour le reste, nous les apercevions
assez rarement : à la kermesse, parfois au café du coin ou simplement dans
la rue. Ils se ressemblaient et étaient tous deux pareils au jour où je leur
avais livré l'eau bénite. Ils paraissaient jumeaux. Leur peau était toujours
sombre, leur tête lisse et leur vêtement noir. Il m’arrivait alors de scruter
discrètement leur regard tentant de distinguer celui qui nous avait reçus. Me
reconnaîtrait-il et si oui, me manifesterait-il quelques sympathies comme je
l'avais imaginé en le quittant ? Par devers moi, j'aurais voulu que nous
devenions amis. J'aurais alors pu faire en sorte que d'autres puissent les connaître, les reconnaître comme
personne et les apprécier.
De quoi vivaient-ils ? Avaient-ils un travail régulier ?
Nous n'en savions pas grand-chose. Plus tard, à la suite des faits dont je vais
vous parler, nous apprîmes qu'ils étaient commis à la ferme Tonbit, dont de
fait une des entrées carrossables donnait sur la rue des Canadiens, juste plus
bas que la maison des deux frères. Ils étaient bien traités et les gens
s’accordaient pour dire que les fermiers veillaient à ce qu'ils soient
correctement nourris et qu'ils aient de quoi s'habiller pour le travail comme
pour la ville.
C'est à peine quelques semaines après la kermesse que circula cette
rumeur ahurissante. La vie dans notre village était généralement paisible. De
temps en temps un accident de voiture ou de motos, une dispute entre voisins,
une bagarre entre buveurs venaient en perturber la monotonie. C’est peu dire
que la nouvelle nous tomba dessus comme un orage inattendu : l'un des deux
frères s'était émasculé ! En fait la précision de l’information parvint à
mes oreilles d'enfants de façon beaucoup plus abrupte et crue, sortie de la
bouche d'Armande, l'une de nos voisines : « Comment ? Vous ne
savez pas ce que veut dire émasculé ? » Armande s’agaçait en
permanence de la candeur et de la religiosité de ma mère. « L'un des deux
frères a posé sa bite sur la table et l'a tranchée à la hache, voilà ce que
veut dire », avait-elle lâché de manière provocante. Ma mère était
horrifiée et des yeux, suppliait Armande de faire attention à ce qu’elle disait
en présence des enfants.
Dans les heures et jours qui suivirent, les adultes parlaient entre
eux à voix basse, échangeant à demi-mots. Nous tentions d’en comprendre un
maximum, mais nous ne pouvions intervenir ni poser de questions bien sûr. Nous
devions faire comme si nous n'avions rien entendu, rien compris. Pourquoi se
trancher le sexe ? Pourquoi d'une telle façon ? Je me posais ces
questions et n'arrivait pas à imaginer la scène, les choses se brouillaient
dans mon esprit. De quel frère s'agissait-il ? Celui que j'avais
rencontré ?
Les faits furent confirmés tant
par le facteur, que par la laitière et le livreur de journaux. Chacun y allait
de son explication à propos de cette amputation volontaire. On parlait d'une
dispute entre frères qui aurait conduit l'un des deux au désespoir. Mais les
ragots ne faisaient que compliquer les choses. Cette affaire m'a obsédé
longtemps. Naïvement, je me considérais comme son ami et même son meilleur ami.
Pour ma part, j’avais fini par conclure à une simple histoire
sentimentale : les frères vivaient
une relation fusionnelle, l'aîné aurait annoncé son intention de se marier et,
de chagrin, le jeune serait passé à l'acte. Armande quant à elle, n'y allait
pas par quatre chemins : « vous vous rendez compte, à trente ans,
vivre entre frères, sans jamais avoir eu une femme, on dit que même les putains
les refusaient. » « Alors quoi, ils faisaient cela ensemble, disait
une autre, ou encore avec les animaux, c'est bien connu hein, les vachers avec
les vaches et les chevriers avec les chèvres. » « Vous pensez, c'est
pas une vie cela, et cette crasse, cette misère, allez savoir comment ils ont
grandi pour en arriver là. »
Nul n'a jamais tenté de savoir ce qui s'était passé ensuite,
qu'était devenu l'organe, qu'était devenu le castré lui-même, l'avait-on
sauvé ? Avait-il vécu sans sexe ? A l'époque, il ne nous venait même
pas à l'esprit que l’on puisse recoudre le pénis, le greffer ou en greffer un
autre. Dans nos têtes non seulement d’enfants mais dans celles des adultes en
général, cette question n’existait pas. Aujourd'hui la chirurgie du pénis a
énormément progressé. Restaurer une verge d'une longueur suffisante à la suite
d'un accident, en fabriquer une si celle d'origine n'est plus récupérable,
greffer des implants enrobés de chair, tout cela est devenu possible et les
performances dans ce domaine sont bien connues. En faisant quelques recherches,
j’appris qu’il y a peu de temps s’est tenu à Nice, un congrès rassemblant près
de deux mille chirurgiens spécialistes de la reconstitution du pénis. Durant les guerres d’Afghanistan et d’Irak,
avec la propagation des bombes artisanales et anti personnelles, 1400
américains ont perdu tout ou partie de
leur pénis et testicules. D’où l’avancée extraordinaire de la chirurgie
de reconstruction des appareils génitaux. Mais du temps des deux frères, je ne
sais où on en était dans ce domaine.
L'aîné, puisqu'il était clair que la victime était le benjamin,
avait-il prévenu un médecin, fait appel à une ambulance ? On peut imaginer
qu'il s’est précipité près de son patron à la ferme et que celui-ci aurait
appelé les secours médicaux. Je n'en sais rien, je ne sais pas ce qu'il s'est
passé ensuite, ni comment cet homme a vécu, avec ou sans sexe. Comme vous le
lirez plus loin, je n'eus de réponse à ces questions que bien des années plus
tard..
Avec le temps, l'histoire des deux frères et de l'émasculation de
l'un deux s'est faite oublier. D'autres incidents ont émaillé la vie du
village, alimenté les conversations et participé à l'oubli. Les deux frères
seraient sans doute sortis définitivement des mémoires après la fin dramatique
de la ferme Tonbit. (La mère Tonbit, très belle et élégante dame dont
l'apparence était très éloignée de l'image que l'on se fait habituellement
d'une fermière, aura un accident mortel. Un camion avait percuté frontalement
sa Mercédès, la tuant sur le coup et entraînant dans la mort trois de ses cinq
enfants. Le père en fut inconsolable. Il délaissa totalement la ferme, un jour
la grange s'effondra, on ne vit plus ni chevaux ni tracteurs. Les terres furent
vendues à d'autres fermiers et ce fut la fin de l’entreprise.)
Mais il était écrit que l'histoire des frères me rattraperait.
Près de vingt ans plus tard, on reparla d'eux. J'étais tombé par
hasard sur un article qui évoquait un assassinat. Mon attention avait été
attirée par le fait qu’on y mentionnait Strépy. L'article était confus mais les
personnages, les suspects en fait, dont il était question, avaient vécu dans la
rue des Canadiens. La petite maison lugubre, le travail à la ferme, l'épisode
de l'émasculation… le journaliste y allait avec force détails, le doute n'était
pas permis, les deux frères étaient les suspects et il s'agissait des mêmes
deux frères de mon enfance. Je vous livre l’article tel quel. Je n’en connais,
hélas, pas le nom de l’auteur.
Son titre : Les comportements bizarres des
anciens commis de ferme
QUAND il a appris que Charles Demez, habitant l'ancien hôtel de maître
du charbonnage Saint Julien, avait été tué à Strépy-Bracquegnies, Jean-Pierre
Marchand a aussitôt pensé aux deux frères. « Ils ont eu une petite histoire de mœurs
quand ils habitaient face au château. Je n'en connais pas les détails. Toutes
sortes de bruits avaient couru sur des parties fines qui se déroulaient à Saint
Julien. Je me demandais comment les deux frères avaient pu être mêlés à ce
monde. Mais l'aîné avait purgé sa peine.
Je ne sais pourquoi, j’ai pensé qu’il serait soupçonné», raconte
Jean-Pierre, 65 ans, retraité encore bien costaud, bandant encore ses
muscles dans son tee-shirt bleu délavé. » Installé avec sa femme à quelques kilomètres de Strépy, il a travaillé pendant
des années avec Christian, l'aîné. Tous deux étaient commis de ferme à Maurage,
un village voisin. « Christian, c'était pas un intello « lâche-t-il
encore
Pourtant, hier, les époux Marchand ont appris que leurs anciens amis
étaient les coupables présumés dans l'affaire du meurtre de Demez. « Je vous le dis franchement,
je le pense
pas capable de tuer », déclare Jean-Pierre, assis dans sa salle à manger.
« A
l'époque, ils venaient souvent manger chez nous le soir. Mais quel
appétit ! On les surnommait les barakis, leur petite maison de la rue des
Canadiens était vraiment une baraque », se rappelle le retraité,
qui a perdu de vue son ami au fil des ans. Enfants du juge, les frères,
Christian et Francis, avaient d'abord atterri chez Gustave Héquet, exploitant
de vaches à lait à Trivières. «Les frères sont arrivés chez moi à 14
ans. Ils étaient pas fûût fûût », confie cet éleveur de 78
ans pour expliquer que ses anciens commis n'étaient pas bien malins. « Leur travail, c'était
traire les vaches, engraisser les porcs et travailler aux champs .S’avait pas fait
l’unif’ mais ils étaient pas cons non plus. Ils aimaient
bien bricoler par contre », dit encore le vieil homme
qui se souvient des outils retapés par ses commis. Des employés calmes,
travailleurs, qui, le dimanche, préféraient les escapades à mobylette à la
messe. «
Ils sont restés jusqu'à l'armée. A leur retour, ils se sont fait engager chez
un marchand de bestiaux puis sont reparti chez leurs parents nourriciers à
Soignies et enfin ils ont travaillés comme commis chez Tonbit à Strépy.
Plus
tard, l'aîné a trouvé une femme qui avait des enfants », raconte
Alain Donchot, assis dans
sa ferme envahie par un parfum de carbonnades flamandes. Le
paysan ne connaît pas non plus le détail de l'affaire de Strépy : « Il est allé en prison, mais il disait
qu'il était innocent ». Cette année-là,
Jean-Pierre a fondé une famille et est devenu jardinier dans un hôpital. Sa route s’est séparée de celle des deux frères.
Christian et Francis ont écumé la région et accumulé les petits boulots. « L'aîné, je l'ai connu dans
une société de chantiers à La Louvière. Il était simple manœuvre », affirme un
ancien collègue qui le décrit. comme un farfelu .
A La Louvière, Christian s'est forgé la réputation d'un homme
étrange, menant une vie de marginal désargenté. « Il est allé aux Restos du cœur », confirme
une bénévole locale. « Parfois, je lui donnais du pain tellement il avait faim », ajoute un
ex-employeur.
« Il est
franchement bizarre. Très tôt le matin, il fait les poubelles, ramasse des
mégots.
Il
tourne dans la rue, devant le magasin Lidl, cherchant à se faire des amis », dit une
voisine, sans méchanceté. Selon des villageois, le
quinquagénaire à l'éternelle casquette aurait transformé son logement en capharnaüm, entassant dans la baignoire tout
ce qu'il récoltait dans les rues. D'autres insistent sur ses longs moments passés à sa
fenêtre.
« Il suffit de lever la tête pour le voir.
Un jour, il était carrément nu et regardait mon ex-copine, dans la boulangerie.
« Un mec spécial », confie un autre voisin.
Malgré son passé flou et cette vie étrange, Christian semblait n'effrayer
personne.
« Depuis le meurtre, on pensait à lui, mais on n'arrive pas à
l'imaginer commettre un tel acte », lâche, perplexe, la
bénévole des Restos. « Lui, le coupable
? Ça m'étonnerait », estime Alain Donchot. Face aux gendarmes, l'ancien
commis de ferme a pourtant reconnu les faits. Faut-il y voir un lien avec la
vieille histoire de l'émasculation ? « Mais cela, c'était le plus jeune
qui se l'était fait » dit Alain. « D'ailleurs depuis quelques mois,
ils habitaient de nouveau ensemble. Cela ne leur vaut rien de bon, vaudrait
mieux qu'ils restent séparés. » Cette affaire, Christian
l'avait vaguement évoquée avec l'un de ses employeurs à la carrière où il
chargeait des cailloux dans un broyeur. «Christian avait fait un séjour en
prison. Il en
parlait pas trop mais il disait : « de toutes façons, je suis malade,
ce n'est pas ma faute, j'ai été violé par des gens là où j'avais été placé, et
mon frère Francis c'est pareil ».
Quoi qu'il en soit, la justice va
s'intéresser de près au passé des deux commis de ferme, les deux frères de la
rue des Canadiens.
Ainsi
se terminait l’article. Curieusement, il n’était pas signé. L’article est un
peu décousu et il n’est pas facile de s’y retrouver. Le journaliste parle
surtout de Christian, qui serait le principal suspect. Très peu d'informations
sur Francis, le plus jeune, si ce n'est
qu'il était revenu vivre avec son frère les derniers mois. Leur parcours se
clarifiait par contre: Soignies, Trivières, Maurage, Strépy. Placement en
institut (avec abus sexuel), famille d’accueil, travail de commis de ferme…
Je
suivis l’affaire de l’assassinat à travers la presse bien sûr. S’y mêla une
série de rumeurs et de fausses pistes. On reparla des parties fines organisées
au château. N’y participait que du beau monde. Mais Demez employait
occasionnellement les deux frères comme gardiens et hommes à tout faire.
Certains articles laissaient sous-entendre que Christian s’était accusé à la
demande de certains amis du châtelain pour en protéger d’autres, de la Haute...
Et pour Christian, la vie en prison paraissait parfois plus douillette et
sécurisante que la liberté, alors…
Mais
après des mois, on le relâcha faute de preuves. Il s’était contredit un nombre
invraisemblable de fois et ses aveux avaient perdu toute crédibilité.
Une
semaine après sa libération, ce fut un nouveau coup de tonnerre qui s’abattit
sur le village : on retrouva les deux frères morts chez eux !
L’enquête conclut à un double suicide. Dans le voisinage, ce fut la
consternation, même si beaucoup pensaient qu’il y avait peu de chance que leur
histoire se termina autrement.
Une
fuite dans la presse confirma les résultats de l’autopsie : Francis, le
benjamin, avait subi il y a de nombreuses années une ablation du pénis.
Celui-ci n’avait jamais été reconstitué. Un urètre artificiel avait été fixé
sous la peau à l’emplacement de la verge, lui permettant d’éliminer ses urines.
En revanche, les relations et la reproduction sexuelle n’étaient pas possible
par ce biais.
La
fin des deux frères me perturba et me déstabilisa quelques temps. Qu’aurais-je
pu ou du faire ? Les choses se seraient-elles passées autrement si j’étais
devenu leur ami ? Comment une rencontre qui n’avait duré que quelques
minutes pouvait-elle vous poursuivre à ce point et aussi longtemps ? Me
demandais-je.
Au
bout du compte, j’en conclus, fataliste, que je n’aurais rien pu y changer. Il
y a des vies perdues d’avance, des gens sont mal nés, le malheur les poursuit
et aucune eau bénite ne pourra rien y changer.
Liège,
le 20 mai 2019