Hier, je me suis rendu au
CARHOP (Centre d'Animation et de Recherche en Histoire Ouvrière et Populaire)
qui gère la plupart des archives provenant des organisations liées au MOC
(Mouvement Ouvrier Chrétien). J’y ai récupéré mes récits de voyage en Haïti. Dans
les années 80, j’ai été à cinq reprises en Haïti, en mission pour Solidarité
Mondiale, ONG liée au MOC. Durant ces séjours, j’ai rempli des cahiers en
tentant d’y raconter ce que j’y voyais.
Certains de ces cahiers ont été diffusés sous forme de dossier A4. D’autres
n’ont pas été diffusés. En parcourant ces notes, je suis tombé sur un texte
écrit le jour même de ma première visite du plus grand bidonville de Port au
Prince, construit sur les masses d’ordure entassée au bord de mer. La cité
Simone à l’époque, du nom de la femme du dictateur François Duvalier,
rebaptisée Cité Soleil après la chute du régime. Du temps du dictateur, les
tontons macoutes, sorte de paramilitaires y régnaient en maître. Ce texte, que
j’ai construit à partir de plusieurs témoignages, tente de traduire la misère
quotidienne de ces haïtiens qui à l’époque tentaient de fuir cette misère vers
les Etats Unis sur des barques de fortunes. Des milliers d’haïtiens sont morts
en mer en tentant ces traversées. L’histoire n’en finit décidément pas. Tous
parents qui voient leurs enfants mourir tenteront de les sauver et de les
mettre à l’abri, au péril de leur vie s’il le faut.
« Hier 18 heures, la pluie, énorme,
violente, les gouttes vous font presque mal à la peau. Des gens qui courent
pour s’abriter mais il est trop tard. En quelques secondes, ils sont trempés
.D’autres par contre, se mettent au bord des toits, en dessous des gouttières
et se lavent, corps et vêtements, avec savon s’il vous plait.
J’emprunte la jeep du syndicat et je pars avec
Prévina. On patine dans les côtes, des torrents d’eau sale et chargée de
détritus dévalent les rues pentues de Port au Prince. On s’entasse dans le
chaos des tap tap sur le boulevard JJ Dessalines. Sur le bord de mer, on devine
le bidonville complètement inondé, les gens fuyant et espérant trouver refuge
chez un parent ou un ami. Demain on mettra les matelas trempés à sécher sur le
toit. Mais rien ne leur enlèvera leur odeur de merde et de vase.
Il faudra évacuer la boue qui a envahi la
maison. Certaines d’entre elles se seront d’ailleurs effondrées. Il va falloir
récupérer quelques bouts de bois, des morceaux de tôles ou à défaut des
cartons. En même temps, il ne faudra pas oublier de chercher un peu de
nourriture pour les enfants. Et aussi un médicament pour la petite qui a la
diarrhée, une diarrhée qui lui vide complètement les intestins, qui l’affaiblit,
qui lui donne la fièvre et des yeux vitreux. Des yeux qui ne comprennent pas,
qui implorent en silence, qui disent papa, je suis si mal, qu’est-ce que
c’est ? Mais papa ne peut rien faire, papa ne peut pas lui dire que son
petit ventre se vide, que la vie s’en va avec cette diarrhée. Papa n’ose pas
regarder maman qui gémit, qui dit qu’il faut faire quelque chose. Papa crie sur
maman et sort pour ne plus voir sa fille, ne pas pleurer devant elle. Il court
voir le prêtre pour demander un dollars, mais le prêtre a tout donné. Le
docteur ne veut pas donner sans argent, ce n’est pas de sa faute si les enfants
meurent dit-il. Papa insiste, mais rien n’y fait. Il pleut de nouveau et la
pluie cache ses larmes. Il rentrera trop tard avec une banane. Il laissera sa
femme pleurer et crier. Il aura le ventre tordu de douleur et d’angoisse, la
poitrine déchirée. Elle est morte, ses yeux se sont fermés.
Demain ou un autre jour, il prendra sa femme
dans ses bras, tendrement, il lui mettra du sperme dans le ventre pour faire un
autre enfant et tenter d’oublier. Il lui dira qu’un jour viendra où cela ira
mieux, on partira à Miami, à Boston ou à New York. Les enfants auront une
maison dans laquelle l’eau ne rentrera plus pour l’inonder, il y aura un
ventilateur pour rafraîchir nos nuits. La maison sera blanche, il y fera clair,
on verra les arbres et les couleurs dans toute leur netteté et pas dans le flou
d’aujourd’hui à cause de nos yeux pleins de misères et de larmes.
Mais maman ne verra plus rien dans sa netteté.
Le militaire de la grosse maison là-bas, l’a prise ce matin, il l’a fourré pour
trois dollars. Elle en aura encore d’autres si elle vient encore fourrer avec
lui et encore plus si elle fourre avec ses amis. Elle ne veut plus perdre son
autre enfant. Un jour il sera grand, médecin ou avocat, il verra la Guinée
par-dessus la mer. Il balancera les cabanes pour construire des maisons où la
boue ne rentrera jamais.
Papa n’entend rien, il ne le veut pas. Il
revoit maman quand il l’a connu dans les mornes, un dimanche. C'était du temps
des cochons, on mangeait à sa faim en Haïti. Elle avait une robe blanche, des
papillons dans les cheveux. Elle était jolie, il l’avait déjà vue aussi avec
une petite robe à carreaux rouges. Elle voulait aller en ville, ne plus dormir
par terre, elle voulait un lit en fer et un ventilateur. Elle souriait de ses
dents blanches et de ses grands yeux. C’était il y a longtemps, tellement
longtemps. »