C’est
arrivé par hasard. C’était durant les vacances de l’été 1967, j’avais quitté le
collège de Bonne Espérance un an plus tôt et m’étais inscrit, les pieds traînant,
dans une école technique, sans aucune motivation, les tripes nouées et tordues par
l’ennui, le désespoir, la grisaille
d’une vie dont je ne savais pas vers où et vers quoi elle me menait.
Cet
été-là, j’aidais ma mère dans son magasin d’alimentation et ce jour-là, j’eus à
réceptionner les pains que nous livrait chaque jour, Andrée, la femme du
boulanger. Sans y avoir jamais réfléchi, je lui demandai à brûle pourpoint si
elle n’engageait pas de personnel car je cherchais du travail. Elle me répondit
qu’elle n’en savait rien mais qu’elle pouvait en parler à son mari. Quand elle
fut partie, il me paraissait clair que je n’aurais pas de nouvelles et que ma
démarche s’apparentait à un coup d’épée dans l’eau. Ma mère était restée
stupéfaite, « c’est quoi ça Mariolino ? Tu veux abandonner les
études ? » Pour la rassurer, je lui dis que c’était juste pour
m’occuper et gagner un peu d’argent durant les vacances. Il s’était écoulé à peine
une demi-heure qu’Andrée était de retour. Gilbert, le boulanger, était
intéressé et si cela me convenait je pouvais commencer dés le lendemain à 5
heures du matin.
Je
n’en revenais pas, il suffisait donc de demander. J’étais à la fois content
mais aussi légèrement inquiet à l’idée d’affronter un travail et des gens que
je ne connaissais pas du tout. Après trois années d’humanités à Bonne Espérance
et un an d’école technique où je n’avais pas brillé dans les travaux pratiques,
on me considérait, et m’avaient convaincu, que je n’étais pas doué pour les
travaux manuels. Mais la boulangerie supposait-elle des aptitudes
manuelles ? Je n’en savais rien et ne risquais rien à essayer.
Le
lendemain, je quittais la maison vers 4 h 45, je me disais que j’étais un des
premiers levés de toute la ville et que j’en étais maître de ses rues. Je
n’avais qu’à descendre notre rue sur deux cents mètres, tourner à droite aux
feux de signalisation et 100 mètres plus loin sur la gauche se trouvait la
boulangerie. La façade avait l’allure d’une maison d’habitation normale, Andrée m’avait dit d’entrer par la grande
porte cochère et au fond de la cour, je trouverais le « four ».
J’appris par la suite que le « four »désignait non seulement le four
dans lequel on enfournait et cuisait le pain mais aussi l’atelier dans lequel
on le confectionnait. L’odeur du pain cuit me prit de plein fouet et me
subjugua. Je respirais à fond pour ne pas en perdre une miette si je puis dire.
Je pensais que j’allais peut être pouvoir vivre chaque jour dans ce parfum
extraordinaire. C’était un cadeau du ciel. Je ne savais pas bien entendu, quel
en serait le prix.
L’entrée
de l’atelier était faite d’une double porte métallique, vitrée et coulissante.
En y entrant, je constatais qu’il y avait déjà des chariots de pains cuits.
Gilbert, le patron, m’accueillit
gentiment et me présenta son fils Fernand qui me paraissait avoir dix
ans de plus que moi. Tout deux étaient vêtus de pantalon de toile claire et de
grosse chemisette à manches courtes. Ils portaient aux pieds des charentaises
couvertes de farine. Gilbert ressemblait à s’y méprendre à Christian Barbier
qui interprétait le personnage principal d’un feuilleton très célèbre de
l’époque : « L’homme du Picardie ». D’emblée, cela me le rendit
très sympathique.
Il
me désigna une porte au fond de l’atelier, en me disant que je pouvais m’y changer
et qu’on allait commencer la deuxième fournée. Je passais devant ce que je
devinais être les façades de deux fours très impressionnants et entrait dans un
petit cagibi aux murs couverts d’une poussière brune sur lesquels courraient
nombre de cafards. Avec le temps, j’appris que la poussière brune était de la
farine brûlée et que les cafards accompagneraient toutes mes années de travail
chez « l’homme du Picardie ». Après m’avoir donné un tablier blanc
sans bavettes et m’avoir appris à le nouer sur le devant en faisant avec le
ruban deux fois le tour de la taille, on m’expliqua brièvement les différents
types de pains que l’on fabriquait habituellement. Je n’y compris pas grand-chose, n’en retint
rien et me dit qu’on verrait bien à l’usage. J’étais nerveux, me demandant si
je serais à la hauteur, mais je me donnais des airs du mec sûr de lui. On me
plaça devant une table demi-ronde magnifiquement patinée. Elle se trouvait
devant une machine dans laquelle tournait un tambour vertical rainuré, le long
duquel courrait en spirale une gouttière. Je découvris, que Fernand, le fils,
pesait des morceaux de pâtes qu’on nommait des pâtons, jetait ces pâtons dans
le bas de la gouttière, sous la pression du tambour tournant, les pâtons montaient
le long de la gouttière et tombaient d’une hauteur d’environ 80 cm sur la table
devant laquelle je me trouvais. Cette machine s’appelait une rouleuse. Gilbert
me montra que ces pâtons devenus des boules comportaient ce que l’on appelait
un nœud. Il était en effet impossible d’obtenir une boule complètement lisse,
il y avait un endroit où tous les plis se retrouvait, c’était ça le nœud. Il
s’agissait alors d’aplatir légèrement les boules sur la table et de les déposer
dans des paniers en osier recouverts de toile blanche, rangés dans une énorme
armoire à six étages, placée derrière moi. Les paniers des deux étages
supérieurs étaient les plus grands et devaient accueillir des pains de 1 kilos
200, les paniers des quatre autres étages étaient plus petits et accueillaient
les pains de 8OO grammes. Il fallait écraser la boule de pâte, la prendre
ensuite en plongeant les doigts dans le nœud et serrant celui-ci avec le pouce,
retourner les mains vers le plafond pour porter et placer la boule dans le
panier, le nœud tourné vers le haut.
Je
remplis ainsi les paniers de deux armoires que l’on déplaçait facilement grâce
aux roues dont elles étaient munies, sans être bien sûr d’avoir toujours bien
repéré les fameux nœuds. Il fallait aller vite et je n’arrivais pas à suivre.
Les pâtons roulés en boule s’accumulaient sur la table, collaient entre eux ou
me collaient aux mains et je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Fréquemment,
Fernand devait interrompre sa découpe et ses pesées pour venir m’aider, me
désignant un petit bac en métal, soudé à la machine, dans lequel je pouvais
puiser de la farine pour éviter que mes mains ne collent à la pâte ou que les
boules ne collent entre elles ou à la table.
Quand nous eûmes remplis les paniers des deux armoires, on avança deux
autres armoires qui elles comportaient une double porte et dans laquelle on
avait rangés des platines, rondes et carrées, de trois dimensions différentes.
Pour remplir les platines rondes, c’était assez facile, on faisait la même
opération que pour les paniers et on plaçait les pâtons ronds dans les
platines, le nœud placé cette fois en dessous. Fernand connaissait exactement
le nombre de platines et je constatais que quand je finissais de remplir les
plus grandes platines, automatiquement arrivaient des pâtons plus petits. C’est
pour les platines carrées que cela se compliquait : Il fallait attendre
quelques secondes que les pâtons se ramollissent au sortir du tambour et donc
en disposer cinq ou six sur la table en évitant d’en laisser à l’endroit ou le
suivant allait atterrir. Puis, on aplatissait assez fort la pâte, et on la
roulait à la main sous forme d’un gros boudin. Le nœud était alors une ligne
qui courrait tout le long du boudin et il fallait le placer en dessous. C’était
la manipulation la plus difficile et la plus longue et Fernand devait venir m’aider
à tout moment. Mes pâtons n’avaient pas de forme, Gilbert lui aussi, venait
m’aider entre deux tâches. Mes doigts étaient collants de pâtes dont je n’arrivais
pas à me débarrasser. Je pensais vraiment ne jamais y arriver, mais je voyais
que le patron et son fils ne lésinaient pas sur la farine dont ils
saupoudraient la table et les pâtons et dont ils me suggéraient de me frotter
les mains pour me débarrasser de la pâte qui s’y collait.
Enfin,
les armoires à platines remplies, se présentait une autre armoire dans laquelle
se trouvaient de grandes plaques métalliques. Il s’agissait de nouveau
d’écraser légèrement des pâtons de 800 gr et d’en disposer six par grande
plaque, le nœud en dessous et de disposer 15 pâtons de 400 gr sur des plaques
plus larges et moins longues, de nouveau le nœud en dessous. Je découvris un
peu plus tard que ces plaques étaient enfournées telles quelles à l’aide d’une
grosse pelle.
Durant
le dernier quart d’heure de cette opération de pesage et de façonnage, qui en
tout durait environ trois quarts d’heure, Gilbert sortaient des pains du four
avec sa pelle et les rangeait sur des chariots ouverts de tous côtés. Je
m’émerveillai de voir une telle quantité de pains chauds, colorés et aussi
parfumés, mais je ne savais où donner de la tête, je n’avais pas une seconde de
distraction et cela me décevait.
Dès
que nous eûmes finis de remplir nos plaques, Fernand m’invita à aider à
défourner. Alors que Gilbert avait vidé à la pelle le premier étage des deux
énormes fours, Fernand s’empara d’un crochet en fer d’un mètre de longueur, fit
basculer, à l’aide d’un contre poids, deux portes qui faisaient les deux mètres
de largeur du four et sorti, avec son crochet, deux énormes tôles surchauffées,
couvertes de platines desquelles émergeaient des pains dorés. Nous devions
enfiler des moufles en toile, sortir les
pains des platines, ce qui s’avérait assez difficile pour le non initié que
j’étais, mettre ces pains sur des chariots à rayons plats, ensuite ramasser et
empiler les platines et les faire glisser dans un coin de l’atelier où des
dizaines d’autres platines vides attendaient. S’apercevant que je me brûlai à
plusieurs reprises, Gilbert me dit de travailler plus lentement, le temps de
m’habituer.
Nous
sortîmes alors les chariots de pains chauds dans la cour, sous un grand hangar en
faisant attention que ceux-ci ne se trouvent dans le chemin des camionnettes
qui allaient partir dans l’heure livrer les pains… de la veille. En effet, à
cette époque, l’on mangeait les pains « rassis » et rares étaient les
boulangers qui vendaient leur pain chaud et frais.
Le
temps de sortir les chariots de pains cuits, la levée des pâtons des paniers et
des platines qui reposaient dans les armoires, était suffisante pour qu’on
puisse les enfourner. Il fallait alors marquer les pains à l’aide d’une
planchette d’où ressortaient des clous qui écrivait un G comme Gilbert. On
marquait les pâtons des platines à toute vitesse, tandis que ceux des paniers
étaient marqués un à la fois par le patron dès que nous avions retourné le
pâton sur sa pelle. Les pâtons des paniers étaient déposés à l’aide de la pelle
directement sur la pierre réfractaire des premiers étages des fours, on
les appelait des pains sur le four. On
me montra comment placer les platines sur les grandes tôles à présent
réchauffées (le temps du défournement refroidissait les fours) et comment vider
les paniers sur la pelle que manipulait Gilbert. C’était une opération
difficile, j’étais gauche et je remerciais intérieurement Gilbert et Fernand de
leur patience. Mais c’était magique ! Bientôt sortirait du four des pains
que j’avais façonnés et qui auraient l’aspect de vrais pains !!! D’y
penser, j’avais le sourire du garçon heureux. Je me croyais déjà boulanger.
Plus tard, quand nous aurions défourné cette production, Gilbert et Fernand me
montrèrent en riant, une vingtaine de pains biscornus et craquelés dont j’avais…
placé le nœud dans le mauvais sens.
Pendant
que nous avions découpé et façonné les pâtons, Gilbert avait préparé un nouveau
pétrin de deux cents kilos. L’expression « préparé un pétrin »
désignait le fait de faire une nouvelle pâte (un nouvel « appareil »
dans le langage professionnel). Le pétrin en question avait une capacité de 250
kg. Le chargement de farine se faisait par un trou dans le plafond, qui donnait
dans le grenier à farine, une vanne au plafond permettait d’approvisionner le
pétrin en eau.
Aussitôt
les pains enfournés, nous devions de nouveau emplir les armoires de paniers et
de platines. Celles-ci avaient été graissées la veille, je l’appris plus tard
car c’est à moi que cette tâche, la plus ingrate qui soit, incomba durant les
deux premières années de mon apprentissage, jusqu’à ce qu’enfin un autre
apprenti prenne la relève. Le pétrin se trouvait surélevé, son pied à hauteur
de l’immense table à découper. Pour faire basculer la cuve de pâte sur la
table, il fallait beaucoup de force pour lever le bras du pétrin, sans le
laisser retomber et risquer qu’il cogne les parois de la cuve qui pouvait se
fendre. Quand on basculait la cuve, la pâte s’étalait sur la table bordée d’arêtes
de 25 cm. Gilbert s’occupait cette opération pendant que nous préparions les
armoires. Laisser reposer la pâte cinq minutes rendait celle-ci plus facile à
travailler et à peser et cela nous permit de faire une première pause et de
prendre la première tasse de café de la journée.
Nous
nous remîmes à la découpe et au façonnage. J’avais oublié quand les nœuds
devaient aller au dessus ou en dessous, le fatigue me gagnait, je pensais qu’on
avait à peine eu le temps de souffler, j’avais travaillé une heure et demie
sans arrêt, nous étions repartis pour un autre cycle : découper et
façonner, défourner, ramasser les platines, enfourner, sortir les chariots, re-préparer
les armoires. L’ensemble de ces opérations se répéta trois fois et je me
rappelai que deux fournées avaient déjà eu lieu avant mon arrivée.
Je
vécu la dernière fournée en somnambule, ne sachant plus ou j’avais mis ces foutus
nœuds qui m’obsédaient et me tourmentaient. Fernand palliait à ma fatigue,
Gilbert m’encourageait, me disant que c’était la dernière et qu’ensuite nous
pourrions prendre le petit déjeuner. Je tins.
J’avais de la farine des pieds à la tête, mon beau tablier blanc était
déjà tout tâché de la graisse des platines, j’avais quelques brûlures sur les
avant bras que je m’étais faites en défournant les tôles. Je m’étais même brûlé
au genou en me penchant trop en avant. Je tins, mais me demandai si je
tiendrais longtemps, si j’y arriverais, si je retiendrais le sens des nœuds, si
j’arriverais un jour à rouler les pâtons pour les platines carrées… Qu’en
serait-il si un jour je devais moi-même tenir la pelle à enfourner ou
défourner. Le désordre de mes pensées me fatiguait encore plus et tout se
bousculait dans ma tête. Seule l’odeur parfumée du pain cuit continuait à me
motiver. Au petit déjeuner que nous avait préparé Andrée et que nous prenions
dans la grande cuisine familiale, elle nous demanda comment cela s’était passé ;
Gilbert lui dit que pour un premier jour, c’était pas mal, que j’étais
volontaire et courageux. Nous mangions du pain chaud sur lequel le beurre frais
fondait, nous le trempions dans de grands bols de café. Toutes sortes de
pâtisseries, restes d’invendus sans doute, garnissaient la toile cirée de la
table. Cette grande cuisine était simple, accueillante et chaleureuse. J’allais
y prendre mes petits déjeuners et déjeuners durant trois ans en compagnie et dans des ambiances diverses.
Après
le petit déjeuner Fernand s’attaqua à la confection des baguettes, j’assistais
à cela en spectateur, admirant son savoir faire. Je fus épaté de le voir entailler les baguettes à l’aide d’une lame de rasoir et de découvrir ce que cela donnait
à la sortie du four.
Nous
étions mardi, nous nous mîmes à graisser les platines. Du beurre avait fondu dans
un récipient, nous y trempions une loque dont la saleté était bien avancée et
graissions les platines une à une en les serrant contre nos genoux sur lesquels
nous avions posé une toile de protection. Fernand m’apprit que le graissage se
faisait le mardi, jeudi et samedi.
Je
rentrais ce premier jour à 13h30 à la maison et m’endormi comme une masse dans
le divan. Je compris plus tard que Gilbert m’avait épargné : il ne m’avait
pas demandé de couper les pains, une opération qui prenait deux heures à deux
heures trente.
Le
samedi de cette première semaine, où je commencé tous les jours à 5 heures le
matin, Gilbert me conseilla de bien me reposer le WE et me proposa, si je me
sentais prêt à aller plus loin, de me joindre à eux le lundi suivant, dès la première fournée qui
serait prête à … 3 heures du matin.
Je
regardais « l’homme du Picardie » qui plissait le front et me
souriait semblant dire « tu veux être boulangé ou pas ? »
(A
suivre)